Le chagrin de la mort resurgit dans la poitrine de Samig, dur et fort. Bientôt, chaque respiration lui devint pénible.
— Amgigh... ce doit être terrible pour Amgigh, poursuivit Samig.
Il se tourna et vit que les yeux de Kayugh étaient fichés, tel un aimant sur les siens, les retenant si bien qu'il ne pouvait regarder ailleurs.
— C'est plus difficile pour toi, dit Kayugh. Je l'ai promise pour Amgigh parce que c'était mon enfant et pas toi, commença-t-il en serrant et desserrant les mains. Je ne savais pas alors que ta mère deviendrait ma femme et que tu deviendrais mon fils. Et j'ignorais combien profonds seraient tes sentiments pour Kiin.
Le visage de Samig s'empourpra.
— Amgigh fut un bon époux pour elle, bafouilla-t-il.
— C'est un homme bien. Un bon fils. Mais par certains côtés... Il est attentif, mais..., fit Kayugh en haussant les épaules... je ne t'ai jamais parlé de la mère d'Amgigh.
Samig était stupéfait. On parlait rarement de la mort, sauf pour annoncer un décès. Et même alors, on choisissait ses mots avec soin. Qui pouvait dire ce dont était capable l'esprit d'un défunt ?
— Elle s'appelait Blanche Rivière. C'était une femme bonne. Vigoureuse. Elle m'a donné Baie Rouge et Amgigh. Deux bons enfants. Quand elle est morte, je ne voulais plus vivre. Je ne croyais pas qu'un homme pouvait avoir plus de sentiments pour une femme que j'en avais pour Blanche Rivière. Puis j'ai rencontré ta mère. Et quand elle a pris Amgigh et l'a nourri afin qu'il vive... Je ne connais pas le moyen de dire à quel point je tiens à elle.
Sous le choc, Samig fixait Kayugh. Qui sait véritablement ce qu'il y a dans le cœur d'un homme ?
— Kiin était pour Amgigh ce que Blanche Rivière était pour moi. Mais pour toi, Kiin...
Il s'interrompit un moment avant de poursuivre :
— Tu vois, je comprends parce que j'ai ta mère.
Samig hocha la tête et Kayugh enchaîna :
— J'avais prévu de partir avec toi cet été pour t'aider à trouver une épouse, une femme des Premiers Hommes ou peut-être des Chasseurs de
Morses. J'ignorais que tu ramènerais une épouse Chasseur de Baleines.
Samig se mordit l'intérieur des joues. Une épouse — Trois Poissons avait toujours constitué une gêne et ici, au milieu de son peuple, c'était bien pis. Une épouse ! Autant vivre seul. Mais il sourit à son père, d'un sourire contraint.
— Oui, j'ai une épouse résistante et pleine de santé.
54
Avec un sourire dédaigneux, Cheveux Jaunes lança un morceau de poisson séché à Qakan. Le poisson atterrit avec un bruit sourd sur le rideau qui séparait leur partie de l'ulaq de celle de Chasseur de Glace.
Qakan regarda sa femme avec dégoût. Ses cheveux étaient emmêlés et sa peau marquée de suie. Hormis la première fois qu'il l'avait vue, quand elle dansait, aidant le Corbeau à tricher pour obtenir davantage de marchandises de Qakan, elle avait toujours été sale. Ses cheveux étaient crasseux et souillés de graisse rance, ses tabliers d'herbe effilochés. Leur chambre ne valait guère mieux. La mère de Chasseur de Glace, celle que les Chasseurs de Morses appelaient grand-mère, avait d'abord réprimandé Qakan de ne pas obliger son épouse à mieux tenir l'ulaq. Plus tard, peut-être quand elle s'aperçut que Qakan était impuissant à contrôler son épouse, elle parla à Cheveux Jaunes, lui faisant honte de jeter les restes de nourriture qui jonchaient le sol.
Aujourd'hui, grand-mère leur avait rendu visite et avait crié à Cheveux Jaunes :
— Ta crasse empuantit la moitié de l'ulaq qui est à mon fils.
Le cou de la vieille femme s étirait, long et mince, sa voix montait en cri aigu tandis qu'elle évoquait la paresse de Cheveux Jaunes et Chasseur de Glace qui était assez bon pour permettre à un commerçant de passer l'hiver chez lui.
Elle n'avait pas un regard pour Qakan, ne lui offrait pas la courtoisie de reconnaître sa présence, et Qakan ne savait ce qui lui causait la plus grande honte : se montrer incapable de se faire obéir, ou que grand-mère ne lui attribue pas plus de valeur qu'à un panier oublié dans un coin.
Une fois la vieillarde partie, Qakan avait regardé sa femme avec mépris, sans pour autant se risquer à la moindre remarque, mais le sourire narquois avait suffi. Elle s'empara du peu de poisson qui restait dans leur réserve et le lui jeta dans le plus grand silence, les joues rouges de colère. On n'entendit que le son étouffé du poisson claquant sur les rideaux et sur les murs et le gargouillis rauque du rire de Cheveux Jaunes quand Qakan, trop lent, prit le poisson en pleine figure.
Qakan décida alors de partir, non sans ramasser un peu de poisson par terre. Du moins aurait-il quelque chose à se mettre sous la dent.
C'était le printemps ; il avait rassemblé pas mal de marchandises — qu'il avait dissimulées à Cheveux Jaunes quand il s'était aperçu qu'elle troquait ses fourrures, ses sculptures et ses colliers contre des estomacs de phoque de poisson séché, des baies et des racines, plutôt que de passer ses journées à chercher de la nourriture.
Oui, je vais partir, décida Qakan.
Il se rendit à la plage, observant les hommes qui guettaient les signes de la présence de phoques ou de poissons. Il n'avait jamais aimé la mer mais, au cours de ce long hiver, il s'était surpris à attendre avec impatience les eaux plus calmes de l'été, où un homme pouvait sortir pêcher, loin d'une femme paresseuse qui ne lui accordait jamais de place dans sa couche, l'aguichait en agitant son tablier et en ouvrant les cuisses, mais exigeait fourrures et colliers pour la moindre nuit d'épouse.
Après un hiver entier de sarcasmes, Qakan n'était plus seulement enragé contre Cheveux Jaunes, mais contre tous les Chasseurs de Morses. Pourquoi laissaient-ils leurs épouses se comporter de la sorte? Pourquoi les mères ne s'occupaient-elles pas de leurs filles? Pourquoi les pères n'avaient-ils aucune fierté?
Et Kiin? Elle était honorée parmi les Chasseurs de Morses. Avait-elle oublié sa honte chez les Premiers Hommes? Avait-elle oublié qu'elle avait vécu sans nom et sans âme? Désormais, elle était mère de deux fils qu'il lui avait donnés. Au lieu d'une malédiction, il lui avait apporté la vie et l'honneur — en tant qu'épouse d'un des hommes les plus puissants parmi les Chasseurs de Morses. Avait-elle oublié qu'elle devait tout à son frère ?
Eh bien, il ne resterait pas davantage chez eux. Il était commerçant. Oui, il avait pris une femme pour l'hiver. Pour réchauffer son lit, préparer ses repas, coudre son parka, mais il était maintenant prêt à voyager vers d'autres contrées, à jouir de l'hospitalité d'autres femmes. Il laisserait Kiin. Il prendrait Cheveux Jaunes avec lui, il la troquerait dans un des villages des Premiers Hommes éparpillés entre les Chasseurs de Morses et l'île Tugix. Il s'arrêterait dans cette zone qu'il avait évitée l'été dernier de peur qu'on n'aperçoive Kiin et qu'on ne la reconnaisse.
Propre et vêtue d'un suk neuf, Cheveux Jaunes rapporterait beaucoup. Dommage qu'il ne puisse la ramener dans son village à lui. Samig avait besoin d'une épouse. Que donnerait Samig? Combien de fourrures pour une femme qui dansait comme Cheveux Jaunes ?
La glace de la baie avait fondu, et les chasseurs disaient que même la glace de la mer se rompait. Un commerçant prudent pouvait désormais entreprendre ses voyages de troc printaniers. Qakan ramassa un galet qu'il lança dans l'eau. Le vent était suffisamment fort pour contraindre la pierre à prendre un chemin courbe. Qakan éclata de rire. Il aimerait voir Samig avec Cheveux Jaunes comme épouse, il aimerait se régaler du déshonneur de Samig : un ulaq répugnant, des vêtements déchirés, de la mauvaise nourriture.
Avec Cheveux Jaunes pour femme, Samig n'aurait pas de fils. Comment Cheveux Jaunes, n'accordant à son mari que rarement l'autorisation de la rejoindre au lit, pouvait-elle donner des fils? Même le Corbeau, avec tout son pouvoir, n'avait pas eu d'enfant d'elle.
Oui, Qakan allait rentrer immédiatement et exposerait ses plans à Cheveux Jaunes. Il lui parlerait avec sévérité, il lui ferait savoir qu'il était plus puissant qu'elle. Qui était-elle ? Rien qu'une femme. Pas même une femme Premiers Hommes, seulement une femme Chasseur de Morses. Elle n'avait aucun pouvoir.
Il retourna donc à l'ulaq. Chasseur de Glace n'était pas là, ses fils non plus. Qakan se raidit, et entra le dos bien droit dans sa partie de l'ulaq. Cheveux Jaunes n'avait pas lissé la mèche de la lampe à huile et l'éclairage était faible. Qakan ne distingua d'abord que le tas de fourrures sur le lit plate-forme. Il ferma les yeux pour les ajuster à l'obscurité. Puis il vit la couleur claire des cheveux de sa femme. Ainsi, elle donnait au milieu de la journée. Pas étonnant qu'il n'ait rien à manger. Pas étonnant que son parka soit en piteux état et que la fourrure en soit maculée de vieille graisse.
Il s'avança vers la plate-forme, tendit le bras et la saisit par les cheveux. Au même instant, une main sortit des fourrures, une main d'homme, qui s'empara de son poignet. Qakan réprima un cri, entendit le rire de Cheveux Jaunes et un rire plus grave — un rire d'homme. Puis Cheveux Jaunes fut debout à côté de lui, ses tabliers d'herbe en désordre. Allongé parmi les fourrures, le Corbeau, enserrant le poignet de Qakan qui commença à pleurnicher de douleur.
— Tu as une belle épouse, siffla le Corbeau.
Il lâcha Qakan et se leva à son tour. Fouillant sous les fourrures, il trouva ses jambières et son parka qu'il enfila. Il referma doucement la main sur un sein de Cheveux Jaunes.
— Elle est prête pour toi, ricana-t-il en repoussant Qakan qui trébucha sur le tas de fourrures.
Le Corbeau s'en alla.
Cheveux Jaunes se tenait debout au-dessus de Qakan. Elle riait. Elle lui caressa la jambe mais il se leva et repoussa sa main d'une claque.
— Tu n'es pas ma femme, dit-il, rageur. Sors de mon ulaq. Tu n'es la femme de personne. Tu n'appartiens à personne. Sors! Sors! Je n'ai pas besoin de toi. Un commerçant possède de nombreuses femmes. Autant qu'il en veut.
Cheveux Jaunes écarquilla les yeux. Qakan crut un instant qu'elle avait peur, mais elle hurla de rire. Pliée en deux, elle retenait son rire dans son ventre à deux mains. Mais aussi vite qu'elle avait commencé à rire, elle cessa, et entreprit de rassembler ses affaires, fourrures, paniers et nourriture.
Qakan l'observa un temps, puis brusquement, la colère l'envahit tout entier, de sa poitrine à ses bras et ses mains. Il courut à sa cache d'armes et tira une lance.
Cheveux Jaunes était à genoux, dos tourné, bourrant ses paniers de tout ce qui se trouvait pêle-mêle près de la réserve de nourriture. Qakan avança de deux pas. Cheveux Jaunes se retourna et cria. Qakan s'arrêta, lance à la main, prêt à frapper.
Les yeux de Cheveux Jaunes se rétrécirent. Elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— Tue-moi. Tu es incapable de lancer correctement. Tu n'es pas un chasseur. Tue-moi.
Elle se releva et tendit les mains. Qakan baissa son arme. Cheveux Jaunes sourit, puis se détourna de lui, revenant à sa pile de paniers. Elle travailla un moment à emballer ses affaires, puis avec un petit rire elle lui fit de nouveau face et lui cracha au visage, l'atteignant à l'œil.
Qakan s'essuya en frémissant. Le rire de Cheveux Jaunes emplissait l'ulaq. Qakan pivota sur lui-même. Mais ce faisant, vite, vite, aussi vite que se déplaçait Samig, il leva la lance. Il la projeta — aussi fort que lançait Longues Dents.
Le rire de Cheveux Jaunes s'arrêta net, comme s'il rentrait dans sa gorge.
En lançant son javelot, Qakan avait fermé les yeux. Maintenant, il les rouvrait. Cheveux Jaunes était debout, mais la lance saillait entre ses seins. Le sang formait déjà une mare à ses pieds. Elle s'écroula.
Qakan regarda les yeux de la femme rouler jusqu'à ce qu'il ne voie plus que le blanc sous les paupières. Elle émit un faible souffle, puis ne bougea plus.
Il s'avança jusqu'à son épouse, retira sa javeline puis se pencha et écarta les paniers pour qu'ils ne soient pas tachés de sang. Ils n'étaient pas aussi beaux que les paniers de Chagak ou même ceux de Kiin, mais ils pourraient toujours s'échanger contre quelque chose.
Il entreprit d'empaqueter les fourrures du lit, les nattes, le peu de nourriture restante. Quand il eut fini, il se tint à nouveau debout au-dessus de Cheveux Jaunes. Il attendit un long moment afin de s'assurer qu'elle ne respirait plus. Non, non. Il se pencha, prenant garde que son parka ne touche pas sa chair morte. Il dénoua les colliers de son cou. L'un était un collier de coquillages, l'autre une dent d'ours, le troisième une lanière de cuir contenant une des sculptures de morse de Kiin.
Il obtiendrait un bon prix de chaque.
Alors, il se leva et, s'adressant à Cheveux Jaunes, à son esprit, il marmonna :
— Cheveux Jaunes, sotte que tu es, qui va pagayer mon ik, maintenant?
55
Qakan souriait aux hommes assemblés autour de lui. L'hiver avait été long et pénible, principalement à cause de Cheveux Jaunes. Mais il avait appris. Jamais plus il ne se laisserait piéger par un joli minois.
Et maintenant que les hommes Morses savaient qu'il s'apprêtait à partir, ils lui offraient volontiers des marchandises en échange de fourrures, de couteaux et même des sculptures de Kiin que Qakan avait rachetées au Corbeau. Le Corbeau avait exigé deux des couteaux d'Amgigh et trois peaux de phoque pour un panier de sculptures.
Qakan avait marchandé, roulant les yeux et dessinant une moue de ses lèvres, inclinant la tête sous le rire du Corbeau, mais uniquement pour dissimuler son propre sourire. Le Corbeau ne savait rien des autres couteaux que possédait Qakan, aux lames beaucoup plus fines et beaucoup plus longues, des couteaux façonnés eux aussi par Amgigh. Il ne savait pas que les sculptures de Kiin, avec leurs belles lignes lisses, la tête et la nageoire s'incurvant dans la courbe de la dent de baleine ou la défense de morse, lui rapporteraient bien davantage que les couteaux et les peaux de phoque qu'il avait fournis en échange.
Oui, ce soir il faisait de bonnes affaires, mais il évitait soigneusement de montrer ses yeux. Quelqu'un pourrait y lire ce qui y était, trouver la vérité dans les profondeurs, savoir qu'il pourrait obtenir bien plus. Il pourrait aussi découvrir le secret de la mort de Cheveux Jaunes, voir que Qakan l'avait laissée dans l'ulaq, sur le lit, recouverte des peaux les plus laides, de nattes moisies, de tout ce qui n'était plus négociable.
Ainsi, quand il eut rassemblé ce qui était mar-chandable, il leva les deux mains et, les yeux toujours dissimulés, il annonça :
— C'est tout. Je n'ai plus rien. Vous avez tout pris. Je dois vous quitter. Mais un jour je reviendrai et je vous apporterai de l'huile de baleine de l'île des Chasseurs de Baleines à l'extrémité ouest du monde, et je rapporterai des couteaux d'obsidienne de chez les Premiers Hommes et des nattes tissées avec les points les plus fins, des paniers pour vos femmes, des bottes en peau de phoque, des aiguilles en ivoire et des parkas en fourrure de loutre. Il faut maintenant me laisser car je dois charger mon ik. Je compte partir dans la matinée.
Quelques hommes protestèrent. Certains firent allusion à Cheveux Jaunes, mais Qakan leur tourna le dos à tous et entreprit de remplir son bateau, roulant les fourrures et triant les coquillages dans les paniers. C'est alors qu'il sentit une main sur son épaule.
Il se retourna et vit le Corbeau.
— Bon troc, dit le Corbeau en levant ses deux couteaux.
— Oui. Les couteaux d'Amgigh ont beaucoup de valeur.
— Amgigh?
— Un jeune homme de mon village. Il est très habile à fabriquer des armes. C'est aussi un grand chasseur. Il y a deux étés, quand il était encore garçon, Amgigh a tué une baleine.
— Il a pris une baleine tout seul ? s'étonna le Corbeau en rejetant la tête en arrière et plissant les yeux.
— Lui et son frère, dit Qakan sans craindre de répondre par un sourire au sourire de l'homme.
Peu lui importait que le Corbeau sache qu'il mentait. Le Corbeau répéterait les paroles de Qakan. Cela ne rendrait-il pas les couteaux plus précieux?
— Prévois-tu d'emmener Cheveux Jaunes ?
Qakan rentra ses joues, se détourna et cracha.
— Tu devrais le savoir, marmonna-t-il.
Le Corbeau haussa les épaules.
— Pourquoi cela?
— Elle ne veut pas partir avec moi. Elle veut être à nouveau ta femme.
Qakan baissa les yeux. Il espérait que l'esprit de l'homme ne flairait pas la vérité.
Le Corbeau éclata de rire.
— J'aime bien Kiin, s'exclama-t-il. Elle tient l'ulaq très propre, elle fait de la bonne nourriture et des parkas bien chauds, mais Cheveux Jaunes, c'est une femme qui met de la joie au creux des reins d'un homme.
Qakan s'obligea à sourire. S'obligea à rire.
— Oui, ce fut un bon hiver, dit-il.
Puis il regarda le Corbeau faire demi-tour et s'éloigner.
Qakan se pencha sur son ik, emballa les derniers paniers, les arrimant avec des fils doubles de varech. Oui, songea-t-il. Ce fut un bon hiver. Mais j'ai troqué Cheveux Jaunes. Avec les esprits du vent. Maintenant, je vais voir ce qu'ils me donneront en échange. Peut-être une autre femme pour conduire mon ik. Il rit, et le vent porta son rire au-dessus de la mer. Peut-être lui donneraient-ils Kiin.
56
Kiin leva les yeux de son ouvrage. Qakan repoussa le rideau de séparation et se posta, bras croisés sur la poitrine, le regard balayant les murs de l'ulaq. Kiin tissait une natte à la manière des femmes Morses, sur les genoux, deux brins d'herbe tordus en travers d'une longue frange d'herbe de chaîne, les fils de trame se tordant sur chaque brin de chaîne pour constituer une natte bien serrée et bien solide.
Qakan avait perdu du poids au cours de l'hiver, les os de son visage étaient plus saillants, ses yeux plus profonds dans leur orbite.
— Je t'ai do-donné tout ce que j'ai à do-donner, déclara Kiin. Les autres pa-paniers et les autres na-nattes sont pour l'ulaq de mon mari et je n'ai pas fait de s-sculptures depuis la naissance des bébés.
— Je n'ai pas besoin de tes nattes, cracha Qakan avec dédain. Qu'est-ce qu'un commerçant peut attendre de bon d'un travail de femme?
— Alors, tu-tu n'as pas besoin de mes sculptures? repartit Kiin d'une voix monocorde sans quitter son tissage des yeux. Rends-les-moi. Peut-être que m-mon mari en a besoin.
Elle ne regarda pas son frère mais sut qu'il se renfrognait.
— Tu as faim? s'enquit-elle.
Parfois, lorsque Cheveux Jaunes était fâchée plusieurs jours de suite, Qakan venait chercher du poisson ou passer la nuit.
— Non.
Kiin soupira.
— Pourquoi es-tu ici?
— Tu devrais venir avec moi sur la plage, dit-il. J'ai à te parler.
Kiin le regarda cette fois, rétrécissant les yeux.
— Tu t'en vas b-bientôt. Pour co-commercer.
— Oui.
— Est-ce que Cheveux Jaunes va par-partir avec toi?
— Non.
— Tu veux que je pa-pagaie ton ik ?
— Non.
— Ne ra-ramène pas Cheveux Jaunes chez notre peuple.
— Je t'ai dit qu'elle refuse de m'accompagner.
Kiin sentit le coin de sa bouche se contracter. Au
village, tout le monde riait à propos de Qakan et Cheveux Jaunes; tout le monde connaissait leurs querelles ; tout le monde savait que Cheveux Jaunes chassait souvent Qakan de son lit à coups de pied. A deux reprises, Kiin avait trouvé le Corbeau avec Cheveux Jaunes sur leur lit. Trois fois, Queue de Lemming les avait vus et, si Kiin était indifférente à ce que le Corbeau faisait avec d'autres femmes, Queue de Lemming réagissait très mal.
Ce serait ainsi quand le Corbeau finirait par prendre Kiin dans son lit, elle le savait. Chaque nuit, Queue de Lemming surveillait le Corbeau, et chaque fois qu'il regardait Kiin, Queue de Lemming allait à lui, le distrayait en le caressant, le taquinant et riant. Alors, le Corbeau n'avait pas encore pris Kiin.
— Viens avec moi à la plage..., supplia Qakan en retrouvant le ton plaintif et geignard de leur enfance.
Elle posa son ouvrage et se leva sur la pointe des pieds pour jeter un œil sur les berceaux de ses fils. Tous deux dormaient. Le fils de Samig suçait son poing, le fils d'Amgigh fermait les yeux très fort dans son sommeil, sa bouche agitée par un rêve.
Kiin enfila son suk et marcha d'un pas décidé vers le coin aux armes où elle prit un couteau de pierre à longue lame.
Elle se tourna vers Qakan et vit qu'il écarquillait les yeux.
— C'est à m-moi. M-mon mari me l'a do-donné pour protéger nos f-fils.
Elle suivit Qakan au-dehors dans la pluie grise et brumeuse du jour.
— A la plage, ordonna Qakan.
— N-non, ici, répliqua-t-elle. Tu ne-ne te rappelles pas que grand-mère et tante ont dit qu'un des bébés devrait mou-mourir?
Qakan plissa les yeux.
— Pourquoi penses-tu que je veuille te parler? J'ai eu vent de leurs plans. Le Corbeau a parlé à tous les hommes.
— Le Corbeau?
— Tu crois qu'il veut protéger les bébés ?
— Il m'a donné ça, répondit Kiin en montrant son couteau.
Qakan se balança d'un pied sur l'autre.
— Je ne sais pas, mais quelque chose l'a fait changer d'avis. Il a décidé que grand-mère avait raison. Il pense qu'il faut tuer un des bébés. Il a conçu un plan.
— Alors, pour-pourquoi me le dire, Qakan? Qu'y gagnes-tu ?
— Tu es ma sœur.
Kiin émit un rire.
Qakan rougit.
— Je suis le père des bébés, balbutia-t-il enfin. Ce sont mes fils.
Kiin vit la blancheur sur son visage, la vérité dans ses yeux. Kiin avait pris soin de ne pas lui laisser voir les bébés. Il ne savait pas combien ils ressemblaient à leurs véritables pères. Elle ferma les yeux un instant. Naturellement, Qakan était persuadé qu'il était père. Peut-être était-ce suffisant pour qu'il veuille les protéger. Peut-être. Ou peut-être voulait-il seulement que Kiin l'accompagne pour pouvoir l'échanger une fois de plus et troquer les bébés. Les bébés ne valaient pas grand-chose. Ils ne pouvaient ni chasser, ni pêcher, mais ils étaient ses fils, nés en même temps. Même le Corbeau reconnaissait leur pouvoir.
Ainsi, qu'il soit père ou commerçant, Qakan protégerait les bébés. Mais Qakan était Qakan. Qui pouvait lui faire confiance?
— Je ne-ne te... crois pas, insista Kiin. Le Corbeau protégera ses f-fils.
— Ce sont mes fils, siffla Qakan. Et bientôt ils seront morts si tu ne pars pas avec moi ce soir.
— Tu pars ce-ce soir?
— Oui. Viens avec moi. Apporte les bébés.
Kiin se détourna.
— Non, Qakan. Non.
— Si tu ne me crois pas, alors crois ceci. Le Corbeau dira à une des femmes de t'amener sur la plage. Il prétendra que Queue de Lemming est blessée. Quand tu quitteras l'ulaq, grand-mère entrera et tuera un des bébés.
« L'enfant de Samig, murmura l'esprit de Kiin. Elle tuera l'enfant de Samig. »
— Tu mens, dit-elle pourtant.
Elle rampa à l'intérieur de l'ulaq.
Qakan attendait, nerveux et inquiet. Le Corbeau péchait et tant qu'il était éloigné... Il avait fallu deux colliers pour persuader Queue de Lemming de passer la soirée dans un autre ulaq, mais c'étaient de petits colliers. Si cela ne marchait pas, il lui faudrait attendre un jour supplémentaire, et chaque jour qu'il perdait augmentait les chances qu'on découvre le corps de Cheveux Jaunes. Certes, en tant que mari, il était propriétaire de sa femme. Un homme pouvait battre sa femme, mais la tuer? Et qui pouvait savoir comment réagirait le Corbeau quand il découvrirait tout?
Lanceuse d'Argile arriva, et Qakan sut que les esprits honoraient son plan. Cette jeune femme était crédule, et facile à berner. Qakan rejeta en arrière la capuche de son parka et s'ébouriffa les cheveux, puis fonçant entre les ulas, saisit le bras de la jeune femme.
— Vite, vite! s'écria-t-il dans un souffle. Le Corbeau dit que tu dois amener Kiin. Dis-lui que le Corbeau la veut. Queue de Lemming est blessée. Ils sont là-bas, derrière le village. Il a peur que Queue de Lemming ne soit en train de mourir.
Lanceuse d'Argile resta un moment à dévisager Qakan, arrondissant la bouche, écarquillant les yeux. Qakan la poussa dans l'ulaq du Corbeau.
— Va, maintenant. Dis à Kiin que le Corbeau a besoin d'elle.
Qakan regarda la femme courir dans l'ulaq du Corbeau, puis se dirigea vers la plage. L'ik était prêt.
Kiin agrippa les épaules de Lanceuse d'Argile et la secoua.
— C'est le Corbeau qui me-me veut ? Le Corbeau ?
— Oui!
Kiin fixa un moment Lanceuse d'Argile du regard. Ainsi, Qakan disait la vérité.
— V-va et dis-lui que j'arrive. Va, maintenant.
Lanceuse d'Argile quitta l'ulaq et Kiin respira profondément. Elle sortit les bébés de leurs berceaux et les glissa dans leurs bandoulières.
— Ne pleurez pas, murmura-t-elle, surtout ne pleurez pas.
Elle leur parlait comme si elle leur chantait une berceuse. Elle poussa un sein contre le visage de chacun et attendit de les sentir téter l'un et l'autre. Puis elle jeta quelques affaires dans un panier — aiguilles, bobines de fils de varech, le long couteau que le Corbeau lui avait donné, un couteau de femme à lame courte. Un bâton de marche, un sac de poisson séché.
Sa poitrine était douloureuse de savoir que Femme du Ciel et Femme du Soleil ne reculaient pas devant pareil méfait. Mais elle entendit la voix de son esprit murmurer : « C'est pour protéger leur peuple. Leur village. Même le Corbeau veut protéger son village. »
Prestement, Kiin rampa hors de l'ulaq et se glissa en hâte jusqu'à la plage. La nuit tombait; le soleil était sombre derrière les nuages, la mer était noire. Qakan lui avait dit qu'il ne partirait pas avant le matin. Elle savait où il rangeait son ik. Il avait dit qu'il y passerait la nuit. Mais elle remarqua soudain l'ik, déjà hors de la baie et Qakan qui pagayait seul.
La peur se fit lourde et épaisse dans sa poitrine, bloquant sa gorge d'où aucun son ne sortait. Une fois, deux fois, elle fit des gestes de la main et, retrouvant enfin sa voix, appela son frère.
« Il ne peut t'entendre », murmura son esprit, faible.
A nouveau, elle appela, sentit le vent froid sur ses joues, le froid de l'humidité de ses larmes. Elle s'accroupit. Que le Corbeau la trouve; elle avait un couteau. Elle se battrait pour ses fils.
Elle entendit alors un appel qui venait de la mer. Léger. Elle leva les yeux. Qakan avait fait demi-tour. Il venait la chercher.
57
— Trois nuits, je t'ai attendu! hurla Trois Poissons. Trois jours j'ai vécu ici et tu agis comme si je n'étais plus ta femme. Comme si tu ne me connaissais pas.
— Tu es mon épouse, répliqua Samig. Mais cela ne te donne pas le droit de décider où je dors. Tu es mon épouse et tu feras comme bon me semble.
— Je vais rentrer chez mon peuple ! menaça Trois Poissons.
— Va. Je ne t'en empêcherai pas.
— Petit Couteau partira avec moi.
— C'est à lui d'en décider. Pose-lui la question.
— Il refusera si tu ne le lui ordonnes pas, marmonna-t-elle, penaude.
Samig haussa les épaules. Petit Couteau était déjà devenu un des Premiers Hommes. Bien que leur séjour sur l'île soit très récent, Petit Couteau apprenait leurs manières. Il était souvent en compagnie de Premier Flocon, chacun enseignant à l'autre différentes techniques, chacun tirant bénéfice des connaissances de l'autre. Même la mère de Samig avait remarqué que Petit Couteau semblait leur appartenir depuis toujours.
— Je ne le forcerai pas à partir, dit Samig à Trois Poissons.
— Si je pars seule, je mourrai.
— C'est ton choix. Tu peux essayer de rentrer chez toi ou tu peux appartenir à mon peuple. Les épouses des Premiers Hommes obéissent à leur mari et c'est un honneur d'être une bonne épouse.
Trois Poissons plissa les yeux mais Samig poursuivit :
— Les qualités d'une bonne épouse sont comme celles d'un bon chasseur. Le chasseur dit-il au lion de mer « Viens sur ma plage ce jour-ci ou ce jour-là. Viens et facilite ma chasse » ? Un chasseur obtient-il de la viande en donnant des ordres à la baleine? Non. Le chasseur doit aller à l'animal. Et il en est de même pour l'épouse. Qui apporte les peaux pour ses vêtements, l'huile pour son feu ?
— Qui coud la couverture de l'ikyak d'un homme? rétorqua Trois Poissons. Qui fait son chigadax? Qui fait son parka?
Samig ne répondit pas mais planta ses yeux sur Trois Poissons, furieux après Nombreuses Baleines, qui l'avait obligé à prendre pour épouse cette femme braillarde et stupide. Ce serait une bonne chose d'en être débarrassé, mais Samig ne voulait pas demander à Petit Couteau de la ramener chez les Chasseurs de Baleines. Il ne sacrifierait pas un fils pour une épouse sans valeur. Alors, Samig cracha par terre, assez près des pieds de Trois Poissons pour marquer son dégoût.
— Peut-être que cette année une autre femme coudra mon chigadax.
Et il s'éloigna.
Samig dormait. Le grondement sourd l'éveilla. Il saisit son harpon et se rendit à la couche de son père. Sa mère était lovée contre lui. Ils étaient blottis l'un contre l'autre. Samig hésita un moment mais finit par s'agenouiller. Puis, s'emparant de l'épaule de son père, il le secoua avec douceur.
Kayugh s'assit immédiatement, et voulut attraper sa lance. Mais Samig retint son bras.
— C'est Samig. Écoute.
Chagak s'éveilla, s'assit à son tour et tira une peau de phoque autour de ses épaules.
— Ce ne peut être Aka, dit-elle. Nous sommes trop loin.
— Au contraire, repartit Samig, tandis qu'un autre tremblement ébranlait la grotte.
— Nous sommes en sécurité, ici, affirma Kayugh. Une petite secousse ne nous fera pas de mal. Retourne dormir.
Samig sentit la colère brûler au centre de sa poitrine. Il n'était pas un enfant que l'on envoyait se coucher. Il s'éloigna et gagna l'entrée de la grotte. Ainsi, le grondement avait atteint cette petite île. Et si cela empirait? Au matin, il parlerait à son père. Il devait lui faire comprendre.
Mais au matin, Kayugh avait le même sentiment.
— Il est inutile de partir. Nous pouvons attendre ici. Il y a peu de baleines, mais de nombreux phoques. Nous pourrons sûrement retourner à notre plage avant l'hiver. Alors, tu nous enseigneras la chasse à la baleine et nous troquerons de nouveau avec les Chasseurs de Baleines.
— Ils sont persuadés que j'ai attiré sur eux la colère d'Aka, objecta Samig. Ils ne commerceront pas avec nous. Ils nous tueront.
Kayugh fronça les sourcils.
— Peut-être Aka les prendra-t-elle. Nous n'aurons alors plus rien à craindre. Sinon, nous trouverons un autre lieu, plus près des routes des baleines.
— Nous devons partir maintenant, insista Samig. Cette île est trop petite. Aka pourrait la faire sombrer dans la mer. Il n'y aurait aucune échappatoire.
Kayugh resta assis tranquillement un long moment.
— Tu es un homme, dit-il enfin sans regarder Samig. Mais tu es mon fils. Nous restons.
Samig se leva lentement et quitta l'abri. Oui, il était le fils de Kayugh. Le fils de Kayugh et le fils de celui qu'on avait coupé en morceaux et enterré sans honneur. Qui pouvait dire quelle faiblesse avait été transmise à Samig à travers le sang de celui-là? Peut-être existait-il quelque vérité dans ce qu'affirmaient les Chasseurs de Baleines. Peut-être Samig portait-il un mal qu'il ne comprenait pas, ne contrôlait pas. Si tel était le cas, qui était-il pour désapprouver Kayugh? Si tel était le cas, il ferait mieux d'apprendre de lui.
Qui était meilleur père que Kayugh ? Samig revendiquait Petit Couteau pour fils et il goûtait déjà la fierté devant toutes ses qualités. Mais, en apprenant à être père, Samig devait garder à l'esprit l'exemple de Kayugh.
Tôt, la veille, Petit Couteau avait attrapé un phoque aux abords de la plage.
— Tu nous as apporté la chance ! avait dit Oiseau Gris à Samig.
Et Samig avait éprouvé la joie d'un père lorsque Petit Couteau avait pris sa part de chasseur, graisse et ailerons.
Petit Couteau avait commencé à travailler à son propre ikyak. Il était jeune, plus jeune que Samig lorsqu'il avait tué son premier animal; mais bien des choses avaient changé. Ils vivaient en un nouveau lieu. Ils devaient accepter les nouvelles coutumes. Ici, il y avait beaucoup moins de buissons de baies, et la plage n'était pas une longue étendue de sable et de graviers descendant doucement vers la mer; elle y chutait brusquement, laissant peu de place pour trouver des clams ou des chitons, même à marée basse. Il y avait moins de nourriture à ramasser pour les femmes, aussi les garçons devaient-ils devenir chasseurs.
Mais ce matin-là, tandis que Samig observait l'eau, il ne voyait guère que du gris. Des femmes travaillaient coiffées de cendre. Samig entendit Nez Crochu s'exclamer :
— Dans nos yeux, dans nos cheveux, entre nos dents !
Samig sourit. Nez Crochu. Qui était plus laide? Qui était plus belle?
Le regard de Samig se posa sur Chagak. Elle s'occupait à la fois du feu et de Mésange, qui courait au milieu des femmes et s'approchait souvent trop près des feux de cuisson.
Samig se leva et s'étira, puis s'avança vers Mésange. Sa mère prit l'enfant dans ses bras et Samig s'amusa au cri de protestation de la petite fille.
Chagak étreignit Mésange, puis l'amena à Samig. Mésange tendit les bras à son frère, babillant, émettant de petits rires comme il s'amusait à la lancer en l'air.
— Tu ne chasses pas? s'enquit Chagak.
Samig regarda sa mère avec étonnement. Depuis qu'il était rentré de chez les Chasseurs de Baleines, elle avait rarement entamé la conversation. Samig était désormais un homme à part entière, un chasseur avec une épouse.
— Trop de cendres, répondit-il.
Mais il savait que Chagak comprenait pourquoi les hommes ne chassaient pas.
Elle hocha la tête.
— Oui, pour nous aussi, dit-elle.
Samig sourit.
— J'ai entendu Nez Crochu.
Chagak rit, sans un mot.
Elle le suivit quand il se dirigea vers la plage. Samig comprit que sa mère avait parlé la première parce qu'elle avait quelque chose à lui dire. Voyant qu'elle ne soufflait mot, Samig s'élança vers l'eau, s'amusant à balancer Mésange dans ses bras. Peut-être sa mère avait-elle seulement besoin qu'il surveille sa petite sœur.
— Je vais la garder pendant que tu travailles, s ecria-t-il.
Mais Chagak le rattrapa.
— Je fais quelques pas avec toi.
Samig hissa Mésange sur ses épaules. La petite fille s'accrochait aux cheveux de son frère et enroulait ses jambes autour de son cou.
— Quand je suis parti, c'était encore un bébé, remarqua Samig. Regarde comme elle est grande, maintenant. Plus grande que sa mère.
Chagak leva les yeux sur sa fille et éclata de rire.
— Oui, mais elle marche avant de parler, et ce n'est pas bon. Elle se cogne partout et ne comprend rien.
— Peut-être est-ce un avantage pour elle de ne rien comprendre, repartit Samig.
— Comme Trois Poissons.
Samig eut un rapide coup d'œil pour sa mère. Toute trace de rire avait disparu de ses yeux. Samig attendit.
Chagak baissa la tête et demanda d'une voix posée :
— Si je te parle d'elle, seras-tu fâché ?
— Non.
— Elle rit aux plaisanteries de Nez Crochu, mais elle part toujours avant que nous n'entamions les tâches pénibles. Elle sourit et prend son sac à cueil-lette comme si elle n'avait rien à faire qu'à marcher sur la plage. Coquille Bleue affirme qu'elle est toujours après Waxtal, qu'elle agite son tablier...
— Je ne l'ai pas choisie, interrompit Samig. Je ne la voulais pas.
— Tu crois que Trois Poissons ne le comprend pas ? Elle ne peut pas retourner à son propre peuple, et elle a l'impression qu'elle n'a pas sa place ici. Pourquoi travaillerait-elle pour nous? Pourquoi ferait-elle autre chose que ce qui lui plaît?
Chagak sourit à Samig et posa la main sur son épaule.
— En bien des façons, il est très difficile d'être épouse, dit-elle avec douceur. Presque aussi difficile que d'être chasseur.
Alors que la fin du jour approchait, le tremblement cessa. Les vagues roulèrent plus lisses sur la plage, sans tressautements, sans éclaboussures. Kayugh a raison, songea Samig. Je me prétends homme, mais à plus d'un titre je suis encore un garçon. Je laisse la peur guider mes pensées. Kayugh m'affirme que nous sommes assez loin d'Aka. Il a raison.
Samig prit sa place près du feu à l'entrée de la grotte. Longues Dents racontait une histoire, que Samig avait déjà entendue auparavant, mais Oiseau Gris — Waxtal, désormais, avait expliqué Amgigh — l'interrompit :
— Ils mangeaient des baies de mousse, rectifia-t-il.
— Soit, des baies de mousse, concéda Longues Dents. Les deux chasseurs mangeaient donc des baies de mousse quand les hommes bleus vinrent à eux.
— Il y avait trois chasseurs, précisa Oiseau Gris.
— Trois, d'accord, concéda de nouveau Longues Dents. Oiseau Gris, tu ferais mieux de raconter. Tu l'as déjà fait. D'ailleurs, je suis fatigué.
— Waxtal, protesta Oiseau Gris. Je suis Waxtal. Oui, je vais raconter.
Alors, Oiseau Gris commença. Mais, bientôt, Longues Dents se leva en bâillant et quitta le cercle. Puis ce fut le tour de Kayugh et de Premier Flocon. Samig essaya de suivre le récit, mais Oiseau Gris s'embrouillait, relatant d'abord une partie de l'histoire, l'interrompant pour raconter une autre partie, puis revenant au début, jusqu'à perdre le fil. Samig se sentait comme un enfant qui aurait passé la journée à suivre le chemin étrange et tortueux d'un macareux. Alors il s'éloigna, suivi de Petit Couteau. Ne restaient plus autour du feu qu'Oiseau Gris et Amgigh, têtes appuyées l'une contre l'autre, Oiseau Gris murmurait, Amgigh hochait la tête.
Samig redressa les épaules et s'approcha de Trois Poissons. Les autres femmes œuvraient à des parkas ou à des paniers, mais Trois Poissons paressait, ses mains étaient inactives sur ses genoux.
Samig se pencha sur elle et murmura :
— Accompagne-moi dans mon lit.
Saisie, Trois Poissons bondit sur ses pieds. Elle passa ses doigts dans ses cheveux et redressa son tablier. Comme une femme Premiers Hommes, elle le laissa entrer d'abord puis, refermant les rideaux d'herbe tissée, elle tomba à genoux pour lisser la robe de nuit.
Samig s'assit à côté d'elle et caressa ses épaules « larges et fortes. Quand il glissa une main sous son tablier, elle émit un petit rire et ouvrit les jambes. Alors Samig s'allongea près d'elle, songeant un moment à Kiin, à l'esprit de Kiin qui observait Trois Poissons agripper ses fesses et l'attirer plus près encore.
— Attends, murmura-t-il dans le noir, s'écartant et saisissant ses mains pour la contrôler. Je dois d'abord te parler.
Trois Poissons rit encore et tenta de se libérer.
— Trois Poissons, tu es mon épouse. Tu es une femme forte et bonne et j'attends avec orgueil le jour où tu me donneras un fils. Mais je veux que tu fasses partie de mon peuple, car alors tu seras mon épouse en tous points.
Les mains de Trois Poissons étaient glissantes d'huile de phoque et de sueur, et Samig craignit qu'elle ne s'éloigne avant qu'il n'ait fini.
— Trois Poissons, écoute, reprit-il, dans l'espoir que son murmure dominerait le rire de son épouse. Je veux que tu deviennes une des Premiers Hommes comme je suis devenu un des Chasseurs de Baleines. Tu dois apprendre les façons de mon peuple.
Trois Poissons partit d'un grand rire.
— Je les connais! Mais Nombreuses Baleines disait que les nôtres étaient meilleures que les vôtres.
— C'est possible, répondit Samig. Mais les choses évoluent lentement et les gens n'écouteront pas tes idées si tu les insultes par ta grossièreté.
Trois Poissons glissa les mains le long de la poitrine de Samig. Elle resta un long moment silencieuse. Samig retint ses yeux dans les siens, l'empêchant de détourner le regard.
— Oui, murmura-t-elle soudain. Tu as raison. Je n'ai pas été une bonne épouse. Je pleure mon peuple et mon deuil rend mes mains inactives.
— Pleure dans ton cœur, comme je le fais, car moi aussi je faisais partie des Chasseurs de Baleines. Mais nous ne pouvons laisser nos mains pleurer. Il y a trop à faire.
— Tu as raison, souffla Trois Poissons. Tu as raison.
Et, attirant son épouse contre lui, Samig se dit que Chagak, sa mère, était sage.
58
Samig s'accroupit, mains entre les genoux, tête penchée. La cendre tombait dru depuis les cieux gris. Si le tremblement du sol avait cessé pendant une nuit, il avait repris le lendemain sans discontinuer. Samig ne voulait pas déshonorer son père, mais Kayugh se trompait. Ils devaient quitter l'île. Sinon, tous mourraient.
« Tu es encore un garçon, lui dit sa voix intérieure. Tu n'es pas prêt à prendre des décisions d'homme. Ton père a raison ; tu as tort. »
Mais une fois encore, Samig revit avec horreur le regard de Petit Couteau quand il était revenu de son ulaq en ruine. Le chagrin sur le visage de Phoque Mourant. Devait-il laisser se produire chez son peuple ce qui était arrivé au village des Chasseurs de Baleines? Et si son père n'était pas d'accord avec Samig, du moins Samig était-il responsable de Petit Couteau et de Trois Poissons. Si Kiin était vivante, il ferait tout pour la sauver. Pourrait-il faire moins pour le garçon qui était son fils, la femme qui était son épouse?
Samig s'était glissé hors de sa couche, laissant son épouse ronfler bruyamment, bouche grande ouverte. La nuit précédente, Samig avait prié Petit Couteau et Trois Poissons de le retrouver devant l'abri tôt le matin, quand tous dormaient encore.
Mais maintenant, il se demandait si cela était bien raisonnable. « Tu n'as pas le choix, se dit-il, lançant ces paroles au brouillard du matin. Tu n'as pas le choix. »
Samig avait passé les deux dernières nuits avec Trois Poissons qui prenait maintenant sa part du travail, et se montrait moins prompte à le déshonorer en agitant son tablier. Il espérait qu'elle se proposerait de l'aider une fois qu'il lui aurait exposé son plan.
Quand sa femme et son fils surgirent de la grotte, le garçon s'accroupit à côté de Samig; Trois Poissons resta debout devant eux, bras croisés sur la poitrine, une robe de nuit jetée sur les épaules.
Le sol trembla et un grondement monta des rochers. Trois Poissons porta ses mains à sa bouche. Posant une main au sol pour garder l'équilibre, Samig dit :
— Vous savez tous deux que nous devons quitter cette île.
Le grondement cessa et Trois Poissons s'emmitoufla dans sa robe de nuit.
— Oui, approuva-t-elle. Il le faut.
Sans un mot, Petit Couteau se rapprocha de Samig; leurs bras se touchaient presque.
— Nous ne pouvons retourner sur l'île des Premiers Hommes, reprit Samig. Et chaque jour, la colère d'Aka est plus forte. Peut-être AJta enverra-t-elle encore plus de vagues, encore plus de feu. La dernière fois, beaucoup sont morts. Peut-être cela se produira-t-il encore.
Samig se tourna vers son fils et vit qu'il était pâle avec des yeux agrandis.
— Petit Couteau, dit Samig, Trois Poissons et toi avez le plus donné à Aka. Ceux de mon peuple ont seulement perdu leurs maisons. Et ils sont persuadés de pouvoir rentrer chez eux dans quelque temps.
— Nous allons tous mourir, souffla Trois Poissons.
— Non, nous ne mourrons pas, repartit Petit Couteau. Samig l'empêchera. As-tu parlé à ton père ? ajouta-t-il pour Samig.
— J'ai essayé, répondit Samig, surpris mais ravi de la confiance que le garçon lui témoignait.
— Nous devrions partir. Tous les trois, intervint Trois Poissons. Nous avons l'ikyak de Samig et nous avons l'ik. Et Petit Couteau possède sa propre embarcation, maintenant.
Ces paroles emplirent Samig de colère. Aimait-elle si peu le peuple de son époux qu'elle le quitte si facilement ? Puis il réfléchit. Pourquoi s'en inquiéte-rait-elle, après tout ? Elle ne les connaît pas. Il lâcha enfin :
— Peut-être pouvons-nous amener les autres à comprendre.
— Nous n'avons pas beaucoup de temps, objecta Petit Couteau.
— C'est vrai, concéda Samig. Mais il faut essayer. Trois Poissons, tu dois parler aux femmes. Exprime-toi posément. La première fois, évoque peut-être en riant tes propres peurs. Raconte-leur encore ce qui est arrivé à ton village et à ton peuple. Puis, tu dois faire la chose la plus difficile.
Trois Poissons se redressa et coula un regard en coin à Petit Couteau.
— Ce soir, reprit Samig pour son épouse, quand les hommes se réuniront près du feu, tu viendras me trouver. Fais semblant d'avoir peur et supplie-moi de t'emmener.
Trois Poissons cligna ses petits yeux.
— Ça, je peux le faire.
— Je parlerai un moment à mon père et aux autres, poursuivit Samig. Ne viens pas avant que je ne t'aie fait signe.
— Quel signe?
— Je me mettrai debout pour m'étirer, puis je me rassiérai. Pendant la soirée, agis comme si tu étais triste. Garde les yeux baissés lorsque tu serviras la nourriture. Cache ton visage quand tu coudras. Fais semblant de pleurer.
Trois Poissons éclata de rire.
— Et moi, que dois-je faire? s'enquit Petit Couteau.
— Parle à Premier Flocon et à Longues Dents de tes craintes au sujet d'Aka. Puis, ce soir, si tu en trouves l'occasion, et si tu te sens suffisamment fort, raconte les morts dans les ulas des Chasseurs de Baleines.
— Je suis assez fort.
Amgigh observait dans l'ombre de la grotte tandis que Petit Couteau et Trois Poissons quittaient Samig. Samig resta un moment dehors, les yeux sur la mer. Il avait grandi pendant son année chez les Chasseurs de Baleines, mais il n'était pas aussi grand qu'Amgigh, malgré ses épaules plus larges.
Amgigh avait entendu Samig répéter à leur père, une fois, deux fois, trois fois qu'il fallait quitter l'île, suivre la terre à l'est, s'éloigner d'Aka.
Loin des baleines, songeait Amgigh. Loin de toute chance que mon père et moi apprenions à chasser la baleine.
La colère d'Amgigh était comme un morceau de lave bouillonnant dans sa poitrine. Samig revient avec une épouse et un fils déjà grand, se dit-il. Il revient en sachant chasser la baleine. Moi, je n'ai rien : ni femme, ni fils. Et voilà qu'il veut guider notre père dans ses actes.
Alors, les paroles de Waxtal lui revinrent : Samig se moquait de Kayugh, il ne respectait pas le pouvoir de Kayugh. Samig essaierait d'être chef.
Peut-être était-il temps de parler aux autres hommes du vrai père de Samig. Les craintes de Waxtal semblaient justifiées. Le mal qui était dans le vrai père de Samig était venu en Samig, il s'était frayé un chemin dans son esprit et lui dictait sa conduite. Sinon, pourquoi Samig, plus garçon qu'homme, chercherait-il à supplanter son père comme chef du village ?
Une fois allumés les feux de nuit, Petit Couteau s'approcha de Samig.
— Je n'ai pas eu à les convaincre, chuchota-t-il. Longues Dents et Premier Flocon pensent comme nous. Et Trois Poissons dit que, parmi les femmes, seule Chagak refuse de partir. Petit Canard ne répond rien. Elle est trop proche de la mort pour s'inquiéter.
Ce soir-là, Samig fut le dernier à venir près du feu. Il s'assit face à la grotte afin de voir quand Trois Poissons serait prête. Petit Couteau s'installa à côté de lui, à l'opposé se trouvaient Oiseau Gris et Longues Dents.
Samig avait songé à de nombreuses façons d'aborder le sujet du départ et il décida finalement de parler directement dès que serait passé le temps rituel du silence.
Samig attendit, assis sur ses talons, mains serrées sur ses genoux. Craignant soudain que sa voix ne résonne comme celle d'un garçon, haut perchée et cassée, il agrippa son amulette. Là résidait le pouvoir de deux tribus.
Puis, pour se donner du courage, il murmura dans l'air humide et nocturne :
— Je suis Samig, père de Petit Couteau, appeleur de phoques, chasseur de baleines, alananasika parmi mon propre peuple. Quel autre homme possède autant?
Samig ferma les paupières un moment, se concentrant sur les pouvoirs qui étaient siens et, quand il les rouvrit, il était prêt, sa force profonde et assurée dans sa poitrine.
— Je veux parler.
Il vit le regard de son père posé sur lui. Rarement un autre que Kayugh brisait le silence de l'assemblée nocturne. Mais Samig refusa de songer au pouvoir de Kayugh. Toujours, de quelque infime façon, un homme restait un enfant aux yeux de son père. Cependant maintenant, pour tous, Samig devait être un homme.
— Parle, dit Kayugh.
Avant que Samig ne puisse ouvrir la bouche, il y eut un grondement sourd et l'île trembla, des roches jaillirent des murs de l'abri. Dominant le tumulte, le long gémissement de Trois Poissons fut entendu par Samig.
La secousse s'apaisa et la poussière se posa.
— Y a-t-il des blessés? s'écria Kayugh. Samig se leva et scruta l'obscurité.
— Nous ne nommes pas touchées, annonça Chagak.
Trois Poissons s'élança alors hors de la grotte. Son visage était strié de larmes et de terre. Elle courut jusqu'à Samig et s'agenouilla à ses pieds.
— Rentre, fit-il entre ses dents.
Mais Trois Poissons enroula ses bras autour des jambes de Samig; ses épaules étaient secouées de sanglots.
— Ramène-moi chez mon peuple, supplia-t-elle. Aka va nous tuer. Il faut partir. Ne m'oblige pas à rester! Nous allons tous mourir!
Chagak sortit à son tour et s'agenouilla près de la jeune femme.
— Viens avec moi, Trois Poissons. Tu es en sécurité.
— Non! hurla-t-elle d'une voix stridente tout en s'accrochant avec plus de vigueur à Samig.
— Calme-toi, dit ce dernier. Reste tranquille. Va avec ma mère.
Mais Trois Poissons refusait de lâcher prise.
— Tu le dois.
Puis, élevant la voix, il appela Nez Crochu. Celle-ci parut et aida à relever Trois Poissons. Les trois femmes réintégrèrent l'abri. Samig reprit sa place et vit le regard de Petit Couteau posé sur lui. Pourtant il ne souffla mot.
Il ferma les yeux tout en essuyant la poussière de son visage. Les hommes chuchotaient, quand, soudain, la voix de Kayugh retentit :
— Tu voulais parler, Samig? Samig affronta le regard de son père.
— Oui. Je veux dire ce qui n'aurait pas dû être dit. Il marqua une pause, étudiant les visages autour
de lui.
— Nous devons partir ou nous mourrons. Dans le murmure qui s'éleva, Premier Flocon se
tourna vers Kayugh :
— Il dit vrai. Moi, ma femme et mon fils allons partir, même si nous devons le faire seuls.
— Tu es un imbécile, répliqua Kayugh. Bientôt, nous retournerons à notre plage. Nous chasserons la baleine. Nous n'aurons jamais faim. Si tu pars maintenant, où iras-tu?
Premier Flocon porta son regard vers Samig, qui répondit :
— Nous devons nous éloigner de la mer. Le tremblement d'Aka provoque des vagues assez hautes pour tout recouvrir sauf les montagnes.
— Loin de la mer, il n'y a que de la glace, objecta Kayugh.
Alors, Amgigh se leva et Samig fut soulagé, croyant que son frère le soutiendrait contre leur père.
Mais Amgigh gronda :
— Qui es-tu pour discuter avec mon père ?
Les mots, froids et durs, s'arrêtèrent dans la poitrine de Samig qui ouvrit la bouche pour répondre mais ne put sortir aucun son.
— Ta mère Chagak nous a dit que ton père était un des Premiers Hommes, poursuivit Amgigh, qu'il avait été tué par les Petits Hommes, mais certains parmi nous connaissent la vérité.
Les yeux de Samig errèrent sur les visages des hommes. Chacun avait l'air surpris. Longues Dents secouait même la tête en signe de désapprobation; mais les yeux de Samig tombèrent sur Oiseau Gris. L'homme souriait.
Samig perçut un bref mouvement à l'entrée de la grotte. Sa mère était là, livide.
— Le père de Samig était un Petit Homme, cracha Amgigh, les lèvres retroussées.
Samig regarda Kayugh, vit que ses yeux étaient agrandis, sa bouche ouverte. Samig comprit que, si ce qu'Amgigh disait était vrai, Kayugh l'ignorait.
Puis Samig pivota vers sa mère. Chagak tenait un bola dans une main, un couteau d'obsidienne dans l'autre. Il se rappela les os éparpillés dans l'ulaq funéraire et sut que sa mère était assez forte, assez violente, pour avoir tué l'homme qui était son père.
Samig était là, debout, le regard planté dans celui d'Amgigh. Refusant de laisser la colère des yeux d'Amgigh lui faire baisser la tête, Samig dit :
— Nous avons toujours été frères.
— Je ne suis pas ton frère, répliqua Amgigh.
— Tu n'as perdu personne pour les Petits Hommes, Amgigh. Ma mère a perdu son village entier et il y a eu de nombreuses pertes au village de Petit Couteau. Ce sont eux qui devraient chercher vengeance. Ce sont eux qui devraient chercher ma mort.
Il se tourna à nouveau vers Chagak, qui s'était rapprochée du cercle des hommes.
— Tu es mon fils, déclara-t-elle. Je ne suis ni chasseur ni guerrier, mais si quiconque ici cherche à prendre ta vie, je le tuerai comme j'ai tué le Petit Homme sur l'île des Chasseurs de Baleines. Comme j'ai tué le Petit Homme pendant que Oiseau Gris se cachait de peur derrière moi.
Oiseau Gris la toisa en ricanant, puis éclata de rire, puis se tut.
Petit Couteau se leva et fit le tour du cercle jusqu'à Samig.
— Je suis ton fils, dit-il avec calme. Si un de ces hommes veut se battre contre toi, il lui faudra aussi se battre contre moi.
Samig regarda Kayugh dans l'espoir de lire un peu d'affection sur le visage de son père, mais les yeux de Kayugh étaient rivés sur Chagak.
— Je pars demain, annonça Samig. Moi, mon fils et ma femme. Ce soir, nous prendrons nos affaires et resterons au-dehors.
Il pivota vers la grotte, vit Chagak debout, les mains toujours sur les armes. Samig était un homme maintenant, il n'avait pas le droit de toucher sa mère, mais il tendit la main vers elle, la prit dans ses bras, sentit la chaleur de ses larmes sur ses joues. Il n'éprouva nulle honte.
59
Samig alluma un feu de bois flotté et d'os de phoque et ferma ses oreilles aux plaintes de Trois Poissons.
— Je serais bien restée dans la grotte une nuit de plus, ronchonna-t-elle en fourrant ses cheveux noués dans le col de son suk et en tournant le dos au vent. Il fait trop froid, ici.
— Tu voulais partir, rétorqua Samig. Nous partons. Dors, maintenant. Demain, tu dois pagayer l'ik, et seule.
Ils avaient déjà empaqueté leurs quelques possessions. Chagak leur avait fourni trois estomacs de phoque de poisson séché et un conteneur d'huile. Longues Dents leur avait donné plusieurs peaux de phoque.
Ils s'en iraient dès que Samig et Petit Couteau auraient pu trouver un peu de sommeil. Pour le moment, Samig assurait le guet, les yeux sur les chemins qui menaient à la grotte; Petit Couteau dormait. Les pensées de Samig étaient concentrées sur Amgigh. Pourquoi son frère en était-il venu à le haïr? Ce n'étaient pas eux qui avaient choisi lequel irait chez les Chasseurs de Baleines, lequel resterait au village pour épouser Kiin.
Kiin, songea Samig. Kiin, morte. Ces jours passés au milieu de son peuple avaient aussi été des jours de deuil, deuil qu'il ne pouvait partager avec personne. Il n'était pas le mari de Kiin; il n'avait pas souffert de la perte qu'avait soufferte Amgigh. Mais combien de fois au cours de son séjour chez les
Chasseurs de Baleines s'était-il imaginé racontant à Kiin des épisodes de sa vie là-bas? Les sottes manières des femmes Chasseurs de Baleines, toujours à se quereller, toujours en colère. La façon paresseuse dont elles se procuraient de l'huile : elles fourraient des bandes de graisse dans une peau de phoque retournée, poils au-dedans, puis elles laissaient la graisse fondre toute seule. Un homme, désireux de faire un bon repas de poisson et de graisse de phoque, se retrouvait les dents pleines de poils. Il voulait lui raconter que ces femmes étaient si fainéantes qu'elles pouvaient mettre jusqu'à quatre jours pour dépecer une baleine. Il voulait lui raconter les plaisanteries des Chasseurs de Baleines, leurs histoires. Désormais, il ne partagerait rien de tout cela.
Il se rappelait combien il avait été affolé à l'idée de trouver le corps de Kiin dans les ulas détruits, mais quand Amgigh lui avait annoncé la mort de Kiin, c'était comme si les mots n'étaient que des mots en rêve, comme si Amgigh ne disait pas la vérité.
Maintenant, il allait perdre non seulement Kiin, mais tout son peuple. Mais, se dit-il, je ne souffre pas plus que Petit Couteau ou Trois Poissons. Il leur était arrivé le même malheur.
Samig dormit pendant que Petit Couteau veillait, il rêva, les songes s'empilant l'un au-dessus de l'autre, se cognant l'un à l'autre comme des morceaux de glace brisée au bord d'une rivière. Les rêves étaient si forts que, lorsque Petit Couteau secoua Samig pour le réveiller, il fut aussi secoué dans son rêve, comme par les secousses d'Aka; Samig s'éveilla en rage contre les esprits de la montagne, qui avaient tant pris à un peuple qui les honorait.
— Ton père, ton père, murmura Petit Couteau.
La première réaction de Samig fut de joie. Mais, au souvenir de la veille au soir, il s'empara de sa lance. Il était un Petit Homme. Tout Premier Homme pourrait décider de le tuer.
Il se leva et son père s'approcha lentement, mains ouvertes.
— Je suis un ami. Je n'ai pas de couteau.
Samig vit la tristesse dans les yeux de l'homme.
Samig rangea son arme.
— Viens avec moi. J'ai à te parler, dit Kayugh.
Méfiant, Samig balaya la plage du regard, les
rochers, les herbes en bordure du chemin qui quittait la plage. Puis il se retourna et ordonna :
— Petit Couteau, aide Trois Poissons à charger l'ik.
Il suivit ensuite son père au milieu des rochers à l'abri du vent.
Kayugh ne parla pas tout de suite. Samig dévisagea son père, voyant en cet homme ce qu'il n'avait jamais vu avant — des changements : des mèches grises se mêlaient aux mèches noires, des lignes autour des yeux, une nouvelle cicatrice en travers de sa main gauche.
— J'ai parlé à ta mère hier soir, déclara enfin Kayugh. Ce qu'Amgigh a dit est vrai. Shuganan n'avait pas de fils. Ton père était un Petit Homme. Il a forcé ta mère à être épouse pour lui. Seulement une nuit. Cette nuit-là, elle et Shuganan l'ont tué et ont laissé son corps dans l'ulaq.
Kayugh s eclaircit la gorge et passa ses mains dans ses cheveux.
Samig se tut longuement. Le vent gémissait en s'engouffrant entre les rochers, et les vagues s'écrasaient sur la plage. Samig se sentait vieux, plus vieux que son père, plus vieux que tout homme ne l'avait jamais été.
— Ainsi, je suis le petit-fils seulement de Nombreuses Baleines et fils d'un Petit Homme, commenta-t-il enfin.
Soudain il eut l'impression que son esprit était impur.
— Samig, dit Kayugh en posant sa main sur son bras. Quitte-nous si tu crois que cette île n'est pas sûre. Ne nous quitte pas à cause de ce que ton frère a dit hier soir. Depuis la mort de Kiin, son chagrin déforme ses propos et obscurcit son esprit. Un homme n'est pas ce qu'étaient son père ou son grand-père. Un homme est ce qu'il fait, ce qu'il pense, ce qu'il apprend. C'est l'ensemble de ses qualités. Tu es un chasseur de baleines. Tu es bon pour ta mère. Tu es patient avec ton épouse, bon pour ton nouveau fils Petit Couteau.
Kayugh prit une poignée de sable qu'il laissa couler lentement entre ses doigts.
— Samig, ajouta-t-il, tu seras toujours mon fils.
Samig sentit la voix de Kayugh laver son esprit, en
faire quelque chose de bon, repoussant les cendres de sa colère, la noirceur des paroles d'Amgigh.
— Je suis heureux que ma mère t'ait choisi pour être mon père, souffla Samig.
Puis il détourna la tête, de peur que son père ne remarque les larmes qui lui brûlaient les yeux.
Ils reprirent ensemble le chemin de la plage, la main de Kayugh sur l'épaule de Samig. Samig entendit appeler son père. C'était la voix de Longues Dents. Kayugh se retourna et attendit que l'homme les ait rejoints.
— Petit Canard, haleta Longues Dents, inclinant la tête et fermant les yeux. Elle se meurt. Elle réclame Samig.
— Samig? s'étonna Kayugh.
Il regarda son fils.
Petit Couteau s'approcha de Samig. Il portait un couteau dans une main dont il frappait la lame contre sa paume.
— J'y vais, décida Samig. Oiseau Gris n'est pas assez fort pour me tuer et Amgigh...
— Amgigh ne te tuera pas, coupa Longues Dents.
— Je t'accompagne, dit Petit Couteau, tapant toujours la lame dans sa main.
Tous quatre se rendirent dans la grotte ; Samig et Petit Couteau marchaient entre Longues Dents et Kayugh. Une fois à côté du lit, Samig s'accroupit. Le visage de Petit Canard était ridé, ses mains racornies et recourbées comme les serres d'un aigle. Elle ouvrit les yeux; ils se posèrent sur Longues Dents. Elle murmura d'une voix quasi inaudible :
— Je suis désolée de te laisser sans fils.
Elle ferma les yeux de nouveau et Longues Dents s'agenouilla près d'elle, serrant la main de sa femme contre sa poitrine.
— Tu as été une bonne épouse.
Tous se turent, cependant que Petit Canard marchait sur la fine ligne qui sépare les deux mondes. Peut-être y aura-t-il un petit signe, pensa Samig, un signe qu'elle verra et nous confiera avant de devenir un esprit. Il existe toujours cet espoir avec les mourants.
Elle rouvrit les yeux et Samig crut que peut-être elle était morte, les paupières s'ouvrant pour libérer l'âme. Mais elle le regarda; elle était vivante, elle voyait encore comme une femme.
— Tu n'es pas mort, Samig. Nous avons cru qu'Aka t'avait tué.
Elle toussa. Une goutte de salive s'échappa de sa bouche et se posa sur la joue de Samig.
— Tu es trop fort. Tu es plus fort qu'Aka...
Soudain, elle réprima un cri et Samig s'aperçut
que ses yeux étaient maintenant posés sur Petit Couteau qui se tenait debout près de lui.
— Mon fils, dit Petit Canard avec douceur, des larmes plein les yeux. Mon propre fils. Samig t'a ramené à moi.
Elle voulut s'asseoir en s'aidant des mains de Longues Dents.
— Samig, Samig, pressa-t-elle. Tu dois l'emmener d'ici. Ce lieu est un lieu de mort. Emmène-le dans un bon endroit. Un endroit sûr. Tu dois partir. Je t'en prie, Samig, tu es plus fort qu'Aka. Tu es plus fort...
Ses mots s'achevèrent en un râle et elle retomba sur le lit. Elle ferma les yeux et, quand ils se rouvrirent, ce fut pour libérer son esprit.
Nez Crochu poussa un gémissement et Chagak regarda Samig.
— Tu as raison. Nous devons quitter cette île.
Kayugh se tourna et s'éloigna.
60
Chagak ne tenta pas de suivre son mari. Elle devait d'abord aider à laver et préparer le corps de Petit Canard. Alors seulement, si Kayugh la répudiait, s'il déclarait qu'elle n'était plus son épouse, alors seulement elle déciderait que faire. Alors seulement elle pleurerait sur tout ce qu'elle avait perdu.
Chagak fouilla dans ses affaires et trouva une vessie de phoque d'huile raffinée provenant de la baleine de Samig. Elle l'avait tamisée et mise de côté pour les cérémonies, pour les funérailles et les attributions de nom. Elle trouva le morceau de bois flotté que Kayugh avait taillé en peigne pour ses cheveux, et emporta le tout dans l'abri.
Déjà, Nez Crochu s'affairait à enduire le visage de Petit Canard d'huile et d'ocre rouge; Baie Rouge et Coquille Bleue lavaient les pieds et les mains de la femme. Chagak s'assit et posa la tête de Petit Canard sur ses genoux. Elle entreprit alors de peigner ses cheveux, défaisant chaque nœud avant de faire pénétrer l'huile. Les cheveux de Petit Canard étaient devenus minces et ternes depuis la mort de son fils, depuis qu'elle avait cessé de manger. Chagak devait procéder avec douceur afin que les mèches ne cèdent pas sous ses doigts.
Nez Crochu avait déjà coupé ses cheveux très court. Toutes les épouses ne portaient pas le deuil de la deuxième épouse de leur mari, mais Petit Canard avait été comme une petite sœur pour Nez Crochu, non une rivale.
Tandis que ses mains travaillaient, les pensées de Chagak allèrent à Kayugh. Elle avait toujours su qu'Oiseau Gris lâcherait un jour la vérité concernant le père de Samig. Pauvre Shuganan, comme il avait pris soin de raconter l'histoire de la naissance de Samig de telle sorte que Kayugh et son peuple croient que l'enfant était fils des Premiers Hommes. Puis, au moment de mourir, dans ses visions du monde des esprits, Shuganan avait tout dévoilé à Oiseau Gris — l'homme qui utilisait toujours ce qu'il savait pour son propre bénéfice, qui se réjouissait de causer du chagrin à autrui. Si Oiseau Gris ne s'était pas caché derrière elle tremblant de peur tandis qu'elle tuait le Petit Homme, il aurait tout dit depuis longtemps.
Du moins Samig était-il assez grand pour se défendre. Et il s'était montré l'égal de tous, en envoyant une baleine à son peuple, puis leur amenant un autre chasseur, un garçon près d'être un homme. A part Oiseau Gris et peut-être son fils Qakan, nul ne souhaiterait la mort de Samig. Et Oiseau Gris devrait savoir qu'il ne possédait pas assez de pouvoir pour tuer Samig, et Qakan... Qui pouvait dire où était Qakan ou s'il reviendrait jamais?
Ayant achevé de préparer les cheveux de Petit Canard, elle se releva.
— Je vais chercher Kayugh, annonça-t-elle.
Elle passa près des deux femmes et s'arrêta quand Baie Rouge lui prit la main.
— Sois sage, mère, dit la fille.
Chagak sourit, heureuse de constater que la fille la plus âgée de Kayugh la considérait toujours comme sa propre mère.
Ainsi qu'elle s'y attendait, Chagak trouva Kayugh sur la plage, comme si son seul désir était de quitter cet endroit, de se pousser dans la mer comme un phoque s'arrache au rivage pour faire corps avec les vagues.
Chagak demeura immobile, attendant que Kayugh la remarque et s'avance vers elle. Elle baissa la tête tout en gardant les yeux sur son époux.
— Tu aurais dû me dire, fit Kayugh.
Chagak reconnut à sa voix qu'il était blessé.
— Pensais-tu que j'allais tuer Samig? ajouta-t-il.
— Comment aurais-je pu savoir ce que tu allais faire ou pas? Quand tu es venu à nous, je ne te connaissais pas. Tu n'étais pas mon époux.
— Pas encore, repartit Kayugh qui se détourna et reprit sa marche. Une fois devenue ma femme, pensais-tu que je tuerais ton fils ?
— Non, car alors je te connaissais. Je savais que tu ne ferais pas de mal à Samig.
— Alors pourquoi n'avoir rien dit ?
— J'avais peur que tu ne me veuilles plus comme épouse.
Kayugh s'arrêta net et se retourna. Il s'avança lentement vers elle et lui tendit la main. Il lui releva le menton afin qu'elle puisse le regarder en face et lire ce qu'il y avait dans ses yeux.
— Chagak, tu seras toujours ma femme. Toujours.
— Petit Canard est prête, dit Chagak.
Samig était quasi endormi et il sursauta au son de sa voix. Puis il secoua la tête.
— Kayugh n'est pas rentré.
— Il ne reviendra qu'après les funérailles.
— Comment le sais-tu?
Elle sourit à son fils d'un sourire qui lui donna l'impression d'être encore un enfant.
— Je lui ai parlé, expliqua Chagak. C'est sa façon de te céder la place. Il sait que celui qui conduit le peuple doit être le premier à entonner le chant funèbre. S'il n'est pas là, personne parmi nous ne se posera de questions. Samig, il est très difficile pour un homme de redescendre de ce qu'il a été, de donner sa place à un autre, même si cet autre est son fils. Mais il m'a demandé de te dire que désormais, tu es alananasika, donc chef chasseur et véritable chef de notre village. Mais n'oublie pas que tu es jeune et que la sagesse vient seulement avec les années. N'oublie pas de t'appuyer sur le discernement de ton père, de faire appel à son jugement quand tu n'es pas sûr du tien.
Une colère brusque et inattendue monta dans la poitrine de Samig. Pourquoi suis-je soudain chef? Un homme doit-il être le chef pour que les autres écoutent le bien-fondé de sa parole?
Il se mordit les joues et ferma un moment les yeux.
— Je ne veux pas cela, dit-il enfin. Je ne veux pas être chef.
Chagak ouvrit la bouche, mais à cet instant, la terre se mit à trembler, soulevant les cendres des rochers autour d'eux. Chagak plongea à quatre pattes pour plus de sécurité.
La secousse cessa. Chagak se releva, brossa ses genoux et la paume de ses mains.
— Un homme ne choisit pas d'être le chef ou non, objecta-t-elle. C'est le peuple qui choisit. Les membres d'une tribu suivent la sagesse d'un homme; ils suivent un chasseur aguerri. Us sont prêts à te suivre.
— Ils veulent quitter cette île, voilà tout, rétorqua Samig.
— C'est la première chose.
— Et toi et mon père ? demanda Samig. Resterez-vous ou viendrez-vous ?
— Je ne veux pas quitter Aka, dit Chagak. Cette montagne est sacrée pour mon village, pour mon peuple; mais ceux de ma tribu sont dans les Lumières Dansantes et je dois faire selon le désir de Kayugh.
— Crois-tu que Kayugh voudra partir?
— Je ne sais pas.
— Viens avec nous.
Mais Chagak se contenta de secouer la tête, puis pivota sur elle-même et reprit le chemin de la grotte. Elle se retourna une fois pour s'écrier :
— La cérémonie funèbre, Kayugh dit qu'elle est tienne.
La colère resurgit en Samig et, avec elle, le désespoir.
— Que sais-je des funérailles? clama-t-il avec force, mais sa mère ne parut pas entendre.
Puis le sol trembla de nouveau. Si c'est le seul moyen de conduire mon peuple à l'abri, je serai le chef, décida Samig. Chez les Premiers Hommes, je suis alananasika. Je vais me préparer comme un ala-nanasika.
Il balaya la colline du regard et, repérant enfin une petite tache sombre, une roche dans l'herbe, il y grimpa. Il s'appuya contre la pierre et tenta de trouver les mots qui guideraient le mieux l'esprit de Petit Canard à sa place dans l'autre monde.
Kayugh demeura à distance mais ne manqua rien de la cérémonie funèbre. Oui, se dit-il, Samig a raison. Il faut quitter cette île, trouver un autre lieu où bâtir un village. Qui sait si nous pourrons jamais retourner à la plage de Tugix ? Mais plus loin à l'est nous irons, moins il y aura de baleines. A quel immense pouvoir renoncerons-nous si Samig ne peut nous enseigner à chasser la baleine ?
Kayugh soupira et se frotta les yeux. Quand les feux d'Aka avaient commencé, il avait d'abord songé à se rendre sur l'île des Chasseurs de Baleines, mais il avait craint qu'une fois les Premiers Hommes sur place ils ne décident que Samig ne chasserait plus.
Mais même leur île n'était pas sûre. Celle-ci non plus. Jusqu'où devraient-ils aller pour échapper à la fureur d'Aka, à la colère des montagnes voisines d'Aka?
Samig avait donc raison. Ils devaient quitter cette île. Même le centre était assez bas pour que les vagues y parviennent et les engloutissent. Comment Kayugh pouvait-il oublier ce qui était arrivé à sa famille voici des années? Comment Longues Dents et Oiseau Gris pouvaient-ils oublier? Samig et Amgigh avaient entendu les récits de leur père sur cette époque des vagues géantes.
Et pourquoi Kayugh devrait-il trouver Samig trop jeune pour mener? Lorsque lui-même avait conduit Longues Dents et Oiseau Gris et leurs épouses à la plage de Tugix, il n'avait que dix-huit étés, peut-être dix-neuf.
Non, Kayugh ne pouvait oublier ce qui était arrivé à son peuple, mais il ne pouvait non plus oublier ce que la place de chef lui avait coûté. Deux épouses : la vieille Jambe Rouge, la belle Blanche Rivière. Et il avait failli perdre aussi Amgigh.
Les esprits mettent toujours à l'épreuve celui qui mène son peuple. Samig était alananasika. Un jeune homme fort, très avisé malgré son petit nombre d'étés. Qu'il conduise, songea Kayugh. Il a déjà perdu Kiin. Cette perte devrait être suffisante. Les esprits ne lui en demanderont pas plus. Mais moi... comment pourrais-je prendre le risque de perdre Chagak ?
L'air était humide d'une bruine qui porta avec clarté les paroles des funérailles de Petit Canard jusqu'aux oreilles de Kayugh.
Samig évoquait la nécessité pour un peuple de travailler ensemble, la force du nombre comparée à la force d'un seul. Il se pencha et tira un brin d'herbe du sol, qu'il brisa aisément entre ses doigts. Puis il arracha une pleine poignée d'herbe, la tordit et essaya de casser la mèche tordue.
La mèche refusait de céder. Samig l'exhiba. Il posa les yeux sur chaque membre de la tribu, même Amgigh, même Oiseau Gris.
— Je ne veux pas partir seul, déclara Samig. Je suis faible lorsque je suis seul. Mais tous ensemble, nous sommes forts.
Puis il entonna un chant funèbre et expliqua que les femmes avaient décidé de faire des funérailles à la manière des Chasseurs de Baleines puisqu'il n'y avait pas d'ulaq des morts et pas le temps d'en creuser un. Samig ramassa une pierre qu'il déposa sur l'étroite tombe de Petit Canard.
Kayugh rejoignit alors son peuple. Il prit une pierre et cueillit trois brins d'herbe. Il posa la pierre contre les pieds de Petit Canard, puis se tourna vers Samig à qui il tendit les trois brins d'herbe.
— Je pars avec toi. Moi, ma femme et ma fille Mésange.
Longues Dents en fit autant, pour lui, pour Nez Crochu. Puis Premier Flocon, et enfin Oiseau Gris l'imitèrent. Pendant un moment, Amgigh resta debout, seul à l'écart des autres. Puis, à son tour, il tira un brin d'herbe, posa sa pierre sur la tombe, et se tourna non vers Samig, mais vers Kayugh à qui il tendit son brin d'herbe.
— Je vais où tu vas.
61
Pendant de nombreux jours, Qakan pagaya aussi dur que Kiin. Ils se reposaient sur des rives rocheuses, délaissant les criques et les bonnes plages pour accoster à marée basse sur d'étroites crêtes dangereusement proches de la mer, des endroits où Qakan pensait que le Corbeau n'irait pas les chercher.
Mais un après-midi, le soleil était encore haut dans le ciel, Kiin repéra une grande plage protégée par des bras de terre et traversée par un courant étroit qui se jetait dans l'eau.
— Nous de-devrions nous arrêter là.
Qakan refusa d'un signe de tête.
— C'est un lieu où le Corbeau descendrait. Les hommes de nombreux villages viennent y commercer au milieu de l'été.
Pourtant, voyant la courbe de la plage, Kiin se rappela que les femmes Morses en évoquaient l'eau si bonne, les myriades d'oiseaux.
— Notre ik est 1-1-lent, objecta-t-elle. Si le Cor-Corbeau nous suivait, il nous aurait dé-déjà rattrapés. Que quelle... quelle importance pour lui? Il ne me v-veut pas. Il veut mes fils, et si grand-mère et tante ont réussi à le convaincre d'en tu-tuer un, il est peut-être content que je sois par-partie.
— Il ne te veut pas? s'étonna Qakan. Comment le sais-tu ?
— Il me l'a d-dit. Il veut le pouvoir d'un ch-cha-man. Il croit que mes f-fils ont le p-pouvoir. Mais grand-mère et tante l'ont peut-être convaincu...
— Ce sont mes fils, coupa Qakan. Pas question qu'on me les prenne.
Kiin haussa les épaules. Qakan et elle se disputaient à ce sujet depuis qu'ils avaient quitté le village. Le premier jour, Kiin avait expliqué que les bébés appartenaient à Amgigh et à Samig. Elle avait montré les enfants à Qakan, certaine que même lui remarquerait que Takha avait le nez et les yeux de Samig et ses cheveux noirs et épais ; que Shuku avait la bouche d'Amgigh, ses longs doigts et ses longs orteils. Mais Qakan avait désigné les oreilles des bébés, bien collées sur le crâne comme celles de Qakan, comme celles de Kiin, et il avait revendiqué les bébés pour siens.
Maintenant, l'esprit de Kiin l'avertissait : « Pourquoi discuter? Peut-être les enfants sont-ils plus en sécurité, si Qakan croit qu'ils lui appartiennent? »
Kiin se contenta de plaider :
— Qakan, nous avons be-besoin d'eau et je vais peut-être trouver des clams à marée basse. Tu vois les falaises... là-bas? Je vais peut-être trouver des-des œufs de gui-guillemots.
Qakan releva sa pagaie et contempla un moment le rivage.
— Oui, dit-il enfin. C'est une bonne plage. Nous pouvons passer un ou deux jours à ramasser de la nourriture.
Il posa sa rame au fond de l'ik et fit signe à Kiin de les tirer à terre.
Dégoûtée de tant de paresse, Kiin ouvrit la bouche pour protester mais se ravisa. Qui savait de quoi Qakan était capable lorsqu'elle l'irritait? Elle avait deux bébés à protéger. Il avait autorisé cette étape, c'était déjà bien.
Ensemble, ils glissèrent l'ik sur la plage, puis Qakan prit ses marchandises et attendit pendant que Kiin hissait le bateau sur les collines herbeuses. Kiin avait commencé à y empiler nattes et peaux de phoque quand Qakan arriva en tirant deux de ses paquets avec lui.
— Dresse deux abris, ordonna-t-il. Je dormirai dans l'ik avec les marchandises. Installe-toi suffisamment loin pour que je n'entende pas les bébés pleurer. Si nous devons rester plusieurs jours, je tiens à dormir au calme.
Kiin grinça des dents. Ils ne possédaient pas suffisamment de peaux de phoque pour deux bons abris. Mais son esprit lui souffla : « C'est une plage de sable ; il y en a même sur certaines collines. Achève l'abri de Qakan, puis creuse au dos d'une colline, croise les pagaies au-dessus du trou et empiles-y des nattes. Ce sera suffisant pour tes bébés et toi. Du moins ne seras-tu pas obligée de dormir à côté de ton frère. »
Qakan regarda un moment Kiin travailler, puis s'éloigna pour ne revenir qu'une fois son abri achevé.
— L'ik est bien caché, reconnut-il.
Kiin hocha la tête. Oui, il était bien caché. A deux collines de la plage. Si le Corbeau accostait à cet endroit, il pourrait même ne pas remarquer leur présence, surtout s'ils prenaient soin d'effacer leurs traces dans le sable. Et l'abri de Kiin était encore plus éloigné de la plage. Bien à l'écart de l'ik. Encore plus difficile à trouver que celui de Qakan.
— La rivière est de l'eau douce, dit Qakan.
Kiin s'arrêta de creuser et alla prendre le petit baluchon qu'elle avait préparé dans l'ulaq du Corbeau. Elle tendit à Qakan plusieurs vessies de morse. Comme il protestait, elle s'insurgea :
— Je veux dresser des pièges à oiseaux dans les collines dès que j'aurai fini ici. Tu peux bien m'aider. Chercher de l'eau n'est pas si difficile.
Qakan se dirigea vers la plage et Kiin appela :
— Fais attention ; guette les ikyan sur la mer.
— Je ne suis pas un enfant, répliqua Qakan de sa voix plaintive.
Kiin s'assit sur ses talons. Le trou était assez profond, même s'il était juste assez large pour étirer ses bras et assez grand pour s'étendre de tout son long. Elle devait le recouvrir de peaux et de nattes. Autant éviter qu'il se remplisse d'eau s'il se mettait à pleuvoir. Elle plaça des pagaies en travers, déroula des peaux de phoque au fond, les releva sur les côtés, les cousit à grands points aux nattes et peaux qu'elle avait disposées sur les rames. Elle laissa un orifice pour l'entrée. Puis elle se rendit à l'ik de Qakan. Il était allongé à l'intérieur de l'abri, paupières closes.
— Je-je suis venue chercher de l'eau et mes nattes de couchage, dit-elle.
Sans ouvrir les yeux, Qakan désigna l'endroit où il avait posé les vessies. Il n'en avait rempli que deux, que Kiin prit. Elle s'empara également du panier contenant ses nattes de couchage et s'en alla.
Une fois arrivée à son abri, elle accrocha les outres aux pagaies, étendit ses nattes sur les peaux de phoque, puis les fourrures. Elle sortit les bébés de son suk, les emmaillota et leur chanta des berceuses. Puis elle déballa une bobine de fil de varech et s'enroula de longs brins à chaque poignet. Une fois assurée que les bébés dormaient, elle se mit en route.
L'escalade jusqu'à la base des falaises était pénible. Le sable noir s'effaçait sous ses pas et à deux reprises elle se coupa l'orteil aux bords tranchants des roseaux des sables. Elle avait une canne, pas une bonne canne taillée à la dimension de la main, mais un gros bout de bois flotté qu'elle avait trouvé sur la plage. Il l'aidait à garder l'équilibre pendant son ascension. Elle s'arrêta lorsqu'elle eut repéré un endroit d'où guetter l'entrée des terriers d'alques. Elle fabriqua des pièges, laissant un nœud coulant au centre ; les brins se resserreraient autour du cou de l'oiseau quand il sortirait. Puis elle fixa les rets à chaque orifice. Elle avait de quoi en poser cinq. Ce soir, quand les oiseaux quitteraient leur terrier, ses filets en prendraient deux ou trois.
Elle repartit en longeant la colline où des guille-mots noir et blanc nichaient, droits et raides comme des piquets. D'ordinaire, ils choisissaient des crêtes difficiles d'accès, mais celle-ci jaillissait d'une petite colline herbeuse.
Kiin savait que les œufs de guillemots — un ou deux par nid — se trouvaient sur la pierre nue, avec parfois autour un peu de terre ou quelques brins d'herbe. Kiin fit claquer sa canne contre l'herbe au-dessus de la crête; bientôt, avec des gémissements coassants, les guillemots quittèrent leurs nids. Kiin ramassa six œufs.
C'est bien, se dit-elle. Ce soir, nous les mangerons et demain matin, je cuirai des oiseaux. Alors Qakan se décidera peut-être à rester un jour de plus pour renouveler les provisions.
Cette nuit-là, Kiin s'éveilla souvent. Depuis qu'ils avaient quitté le village des Hommes Morses, elle s'était refusée à dormir trop profondément. Pourquoi courir le risque que Qakan se glisse en douce dans son abri? Pourquoi courir le risque qu'il s'en prenne de nouveau à elle et s'en serve comme d'une épouse? Pourtant, jusque-là, il n'avait pas esquissé le moindre geste, la traitant plutôt en homme, lui laissant une juste part de nourriture et accomplissant au moins quelques tâches.
Cela n'empêchait pas son malaise. Qakan restait Qakan, paresseux, égoïste, souvent irréfléchi, faisant souvent passer ses désirs avant sa sécurité, incapable, semblait-il, de voir que ce qu'il faisait dans l'instant pouvait lui nuire par la suite. Il allait tenter de la négocier, sans doute lorsqu'ils atteindraient les villages des Premiers Hommes ; et maintenant qu'ils étaient loin du village du Corbeau, le mieux serait peut-être de le quitter. Il ne fallait guère de temps à Kiin pour lancer l'ik et pagayer hors d'atteinte de Qakan.
A cette seule pensée, son cœur battait la chamade : rentrer dans son village avec ses fils et un ik plein de marchandises d'échange. Elle souriait dans l'obscurité. Son père serait furieux, et Qakan la détesterait pour toujours.
« Il t'a toujours détestée, murmura l'esprit de Kiin. Samig et Amgigh te protégeraient. Tu es suffisamment forte pour t'échapper. Ce ne serait pas facile, mais tu le pourrais. Il y a des moyens, des moyens pour réussir. Tu as un couteau. Tu n'es pas attachée... »
Oui, songea Kiin. Oui. Il y a des moyens. Et elle dressa des plans jusqu'à ce que le ciel trace une fine ligne claire pour marquer l'aube.
Qakan dormit comme une masse. Ses rêves étaient de bons rêves, des rêves de Cheveux Jaunes, une Cheveux Jaunes bonne, aussi gentille que sa danse l'avait laissé promettre. Ses fils et d'autres fils vivaient dans un ulaq si grand qu'il fallait une ran-gée entière de lampes pour l'éclairer. Qakan rêva que ses mains caressaient les seins doux et ronds de Cheveux Jaunes, les muscles longs et fermes de ses cuisses. Et Kiin aussi était là, souriant, souriant tandis que Qakan prenait Cheveux Jaunes, Kiin souriant et chantant, tandis que Cheveux Jaunes gémissait et se tordait sous lui.
Quand les bébés se réveillèrent, Kiin les nourrit, les lava, passa de l'huile de phoque sur leur peau si fine, si tendre. Quand ils se rendormirent, elle partit relever les pièges.
Trois sur cinq contenaient des alques morts, étranglés par les ficelles. Elle démantela les rets et utilisa une des cordelettes pour ficeler ensemble les oiseaux qu'elle rapporta à l'abri.
Elle trouva les deux bébés en pleurs. Se débarrassant en hâte de son butin, elle les attira contre elle, ôta l'herbe souillée de leurs langes en peau de phoque et la remplaça par de l'herbe fraîche. Elle souleva son suk et plaça chaque bébé dans sa bandoulière, pressant son sein droit contre la bouche de Takha, le gauche contre celle de Shuku. Puis elle sortit et nettoya les oiseaux.
Qakan s'étira dans un bâillement. Il avait faim. Kiin devrait avoir préparé à manger. Elle ferait bien, après avoir laissé les bébés de si bonne heure. Ils s'étaient mis à pleurer, le premier, puis l'autre, faisant un tel charivari qu'à deux collines de là il avait été tiré de ses rêves. Il n'était pas allé les voir. Il avait dépassé l'abri de Kiin puis avait avancé dans les collines, s'était soulagé, et était resté là jusqu'à ce que les pleurs aient cessé. Puis il avait ramassé quelques poignées de bruyère camarine, bonne pour démarrer un feu.
Quand il revint à l'abri de Kiin, elle était dehors et préparait les oiseaux. Il lui jeta la bruyère.
— J'ai faim. Fais un feu.
Et il poursuivit son chemin vers son propre abri, pour se protéger du vent tandis qu'elle cuisinait. Elle était lente, toujours si lente, et s'il restait avec elle, lui ordonnant de s'activer, elle trouverait quelque chose à lui faire faire. Apporter de l'eau, tenir les bébés.
Oui, les bébés étaient ses fils, mais quel homme prenait soin d'un nourrisson? Et puis, il était toujours inquiet et gêné quand il voyait l'épaisse chevelure sur celui qu'on appelait Takha. Ces cheveux ressemblaient trop à ceux de Samig. Mais, naturellement, l'enfant ne pouvait appartenir à Samig. Samig n'avait jamais eu Kiin dans son lit.
Qakan repensa aux oreilles des bébés, à leur visage rond. C'étaient ses fils. Comment Kiin pou-vait-elle en douter? Il avait prouvé sa virilité, prouvé qu'il était un homme autant qu'Amgigh, même s'il n'avait jamais attrapé de phoque. Il avait deux fils. Si seulement son père le savait !
Jamais, dans tous les récits qu'avait entendus Qakan enfant, il n'avait été question d'un homme ayant engendré deux fils en même temps. Et Qakan avait pris d'autres femmes, pas seulement Kiin, des femmes des villages Premiers Hommes. Puis il avait eu Cheveux Jaunes. Mais quel homme pouvait créer un fils en elle ? Elle ne venait jamais dans le lit d'un homme sans exiger un cadeau.
Parfois, il fallait choisir. Qu'est-ce qui avait plus de prix, une épouse qui ne savait pas tenir son ulaq en ordre, qui ne cuisinait jamais, ne cousait jamais, ne venait jamais dans son lit — ou ses marchandises d'échange? Il n'était pas si bête.
Il ne voulait pas la tuer, mais quel homme ne l'aurait tuée en voyant ce qu'elle avait fait?
Qakan s'agenouilla près de ses paquets. Celui du milieu contenait un ventre de phoque de poisson séché. Il prit plusieurs poissons dans l'espoir que Kiin ne remarquerait rien. Elle l'avait toujours morigéné de trop manger. Qu'espérait-elle? Il était un homme, pas une de ces femmes minuscules et faibles qui n'avaient pas besoin de grand-chose. Il remit le sac en place et disposa la peau de phoque contenant les couteaux d'Amgigh sur le dessus. Soudain, il se figea.
Il avait noué différemment chaque paquet contenant des marchandises différentes, un certain nombre de nœuds pour les couteaux, un autre pour les pierres à trancher, pour l'ivoire... Il avait fait trois nœuds pour le paquet de couteaux. Il n'y en avait plus que deux. Qakan ouvrit le sac et compta. Au lieu de cinq couteaux, il en restait quatre.
Kiin en avait pris un. Pas un simple couteau en pierre verte, mais celui à la belle lame d'obsidienne que Qakan avait volé dans la cache d'armes d'Amgigh.
Pourquoi s'étonner? Kiin avait toujours été rapace. Elle n'avait aucune raison de changer.
Peut-être était-il temps de lui montrer à quoi servait un couteau. Il déballa le plus grand, une pierre verte d'Amgigh. La lame était parfaite, le tranchant si pointu que Qakan s'était coupé en l'enveloppant. Il est vrai que, s'il faisait des cicatrices à Kiin, il ne pourrait plus la vendre comme épouse, seulement comme esclave, mais même les esclaves rapportaient un bon prix, et il négocierait les bébés séparément, s'assurant que ses fils seraient confiés à d'excellents chasseurs, élevés à honorer leur père. Et chaque année, il leur rendrait visite, leur apporterait des cadeaux, ferait savoir aux autres que c'étaient ses fils.
Qakan entendit un bruissement de pas dans le sable, derrière lui. Kiin. Qakan saisit le couteau et se leva. Oui, il allait lui apprendre!
Il se retourna. Ce n'était pas Kiin.
Le cœur de Qakan cogna si brusquement qu'il se bloqua dans sa gorge. Pendant un moment il ne put penser, ne put réagir, mais il finit par sourire et, le couteau dans la main, il dit en riant :
— Corbeau, tu m'as fait peur. Tu veux négocier autre chose avant que j'atteigne les villages des Premiers Hommes?
Le Corbeau eut un rictus. Son souffle sifflait entre ses dents. Il tenait le couteau manquant dans la main droite.
— Tu as amené Cheveux Jaunes ? s'enquit Qakan.
La frayeur poussait les mots hors de sa bouche
avant qu'il n'ait le temps de penser à ce qu'il disait.
— Moi, je ne l'ai pas amenée parce qu'elle refusait de partir, ajouta-t-il.
— Où sont mes fils? demanda le Corbeau d'une voix plus puissante que le grondement du vent ou des vagues, plus puissante même que les battements du cœur de Qakan.
— Je n'ai pas tes fils, dit Qakan en désignant le tas de paquets derrière lui. Regarde, je n'ai que les marchandises dont j'ai besoin pour troquer.
— Tu as pris Kiin, tu as pris mes fils, tu les as échangés. Où sont-ils? Quel village? Quels chasseurs ?
Les yeux du Corbeau s'attardèrent un moment sur les sacs.
— Tu as tué Cheveux Jaunes, gronda-t-il enfin.
Les mains de Qakan se mirent à trembler, puis ses
bras, sa poitrine vacillèrent.
— Je n'ai tué personne, martela-t-il d'une voix perçante, celle d'un petit garçon. Je n'ai tué personne. Peut-être Kiin, ta femme, a-t-elle tué Cheveux Jaunes. Peut-être est-elle partie de son côté. Pourquoi me faire des reproches alors que tp es incapable de dominer ton épouse ?
Le Corbeau donna un coup de pied dans les paquets de Qakan, éparpillant les couteaux d'Amgigh.
Qakan ne tourna pas la tête, mais observa le Corbeau du coin de l'œil. Le Corbeau, songea Qakan, n'était pas un chasseur. Il se prétendait chaman, mais au cours des mois que Qakan avait vécus chez les Hommes Morses, il n'avait jamais vu le Corbeau parler avec les esprits, ni guérir la moindre maladie.
Le Corbeau n'est rien, se dit Qakan. Il n'a aucun pouvoir. Et Qakan répéta ces paroles dans son esprit jusqu'à ce que le tremblement de ses mains cesse, jusqu'à ce que ses genoux se tiennent tranquilles.
Le Corbeau s'agenouilla et sortit d'autres sacs de l'ik. Maintenant, se dit Qakan. Maintenant, avant qu'il ne puisse me rendre les coups. Avec une rapidité dont il savait que Samig l'aurait enviée, Qakan pivota et plongea son couteau à travers le parka du Corbeau, là où la capuche rejoignait l'épaule, et dans le cou du Corbeau.
Mais le Corbeau fit volte-face et frappa Qakan à terre.
L'estomac de Qakan remonta dans sa bouche. Il vit que son couteau s'était pris dans la capuche du parka du Corbeau, ne provoquant qu'une simple estafilade.
Bientôt, le Corbeau fut à genoux sur la poitrine de Qakan, la lame d'obsidienne pointée sous son menton.
— Tu as tué Cheveux Jaunes.
Puis il éleva soudain la voix pour hurler au vent :
— Tu as tué Cheveux Jaunes. Où sont mes fils?
— Je n'ai tué personne, répéta Qakan.
Le couteau appuyait si fort sur sa peau qu'il devait chuchoter pour que la lame ne pénétrât pas sa chair.
— Tu as vendu mes fils.
— Kiin... c'est Kiin. Elle a tué Cheveux Jaunes. Elle a pris tes fils. C'est Kiin...
Accroupie au sommet de la colline la plus proche, Kiin tenait ses bébés serrés dans son suk. Elle avait entendu les supplications de Qakan, sa voix se muant en cris aigus, et elle avait accouru. Reconnaissant le Corbeau, elle avait plongé à quatre pattes et se tapissait dans l'ivraie.
Elle vit le Corbeau pousser la lame dans la gorge de Qakan, entendit le gargouillis des dernières paroles de son frère. Elle observa le Corbeau fouiller dans les paquets de Qakan, prendre les couteaux d'Amgigh, les fourrures, un ventre de poisson séché, un panier à couvercle plein d'hameçons.
Elle attendit pendant que le Corbeau tranchait la tête de Qakan, découpait chaque articulation afin que l'esprit de Qakan ne puisse se venger. Elle attendit pendant qu'il fracassait l'ik de Qakan, en déchiquetait la couverture de lion de mer et éparpillait les morceaux au vent. Même après que le Corbeau eut fixé les paquets de Qakan à son propre ikyak, après que le Corbeau eut pagayé si loin que Kiin ne percevait plus sur l'eau que la ligne foncée de son bateau, elle attendit.
Enfin, quand le soleil décida de se coucher, elle remporta ses bébés à l'abri puis descendit vers Qakan. Elle s'obligea à ne pas regarder ce qu'il restait de lui et creusa à l'aide d'une roche plate une tombe peu profonde dans le sable, tout près, avant de le pousser dedans avec la même pierre, prenant garde que ses mains ne soient pas marquées de son sang.
Elle le couvrit de cailloux et alla sur la plage se frotter les mains de sable avant de les rincer à grande eau.
Puis elle revint au monticule qui était maintenant Qakan. Sachant que son esprit était là avec son corps, incapable de se rendre dans les Lumières Dansantes puisque le Corbeau l'avait découpé, elle dit:
— Toute ta vie, Qakan, tu m'as reproché tes propres choix. Ainsi, tu as tué Cheveux Jaunes. Pour quelle raison? Sous l'effet de la colère? Pour montrer ton pouvoir? Tu n'as aucun pouvoir, Qakan. Tu n'en as jamais eu. Tu as utilisé toute la force de ton esprit pour haïr les autres au lieu de devenir ce que tu aurais dû être.
Elle se retourna et grimpa vers les collines, où l'attendaient ses bébés. Mais, une fois au pied des collines, elle pivota sur elle-même et s'écria :
— Je reviendrai dans notre village, Qakan. Mes fils appartiennent à Amgigh et Samig. Ils ne sont pas maudits. Tu n'as jamais été assez fort pour porter la moindre malédiction.
Ce n'est que lorsqu'elle eut ses deux bébés dans les bras qu'elle s'aperçut qu'elle avait parlé sans bégayer, que ses mots étaient venus aussi facilement que ses chants, qu'ils avaient coulé aussi lisses que l'eau sur le sable.
62
La voix vint. Quelque chose qui faisait partie de ses rêves, une voix plaintive. Kiin se réveilla, s'assit sur son séant, écouta. Non, rien. Seulement les vagues sur le rivage, seulement le bruit du vent filant sur les nattes de son abri, s'infiltrant dans la pile de bois cassé et les peaux déchirées, restes de l'ik de Qakan.
Kiin avait rapporté à l'abri les débris de l'ik et les rares marchandises laissées par le Corbeau. Autant les avoir ici, invisibles de la plage. Il y avait de l'ivoire, quelques brisures de dents de baleine et un fragment d'os de mâchoire. Ainsi qu'une peau de poisson séché; en l'ouvrant, elle s'aperçut avec dégoût que le sac était rempli moitié de poignées d'herbe et moitié seulement de poisson. Qakan. Toujours à chaparder.
Kiin avait creusé un trou près de son abri, engrangé le poisson et les morceaux de couverture d'ik assez grands pour être utiles; puis elle avait recouvert le tout de nattes d'herbe.
Ayant achevé avant la nuit, elle se reposa, fredon-nant pour ses bébés et, tandis que son esprit était pris dans les mots de la chanson, ses mains agitées cherchaient à s'occuper. Elle sortit de son fourreau le couteau que le Corbeau lui avait donné et ramassa un bout de bois cassé d'un des bancs de nage de l'ik. D'abord, elle se contenta de tailler, tranchant dans la peinture ocre et le jaune pâle du montant.
Bientôt, elle s'aperçut que ses mains fabriquaient un ikyak, faisaient jaillir un bateau d'un morceau de bois comme un homme sortait ses pieds d'une paire de bottes en peau de phoque.
— Un ikyak, dit-elle.
Puis elle laissa la sculpture participer à la mélopée.
Elle chanta pour Shuku, pour Takha.
Vous aurez un ikyak
Ce sera un autre frère.
Ensemble vous le construirez;
Ensemble vous irez en mer; Vous chasserez; vous chasserez;
Tous trois, ensemble, frères.
Elle chanta et sculpta jusqu'à ce que la seule lumière vienne de la lune montante. Puis elle s'endormit. Puis la voix de Qakan... La voix de Qakan...
« Qakan est mort. Son âme est prisonnière dans sa tombe, lui dit son esprit. C'était un rêve. »
Kiin posa la main sur le dos de Shuku, puis sur celui de Takha. Les deux bébés dormaient, le souffle lent et doux.
Allongée, arrachant de son esprit toute pensée de Qakan, elle réfléchissait à ce qu'elle ferait le lendemain, les pièges à oiseaux qu'elle disposerait. Elle devait attraper autant d'oiseaux que possible. Sécher leur viande. Garder leur graisse pour l'huile de l'hiver. Si les Premiers Hommes ne venaient pas sur cette île ou si les Hommes Morses accostaient et qu'elle dût se cacher pendant les jours de négoce, elle serait peut-être obligée de passer l'hiver ici. Comment ses bébés et elle vivraient-ils sans huile, sans viande?
Le Corbeau avait réduit l'ik de Qakan en morceaux si petits qu'il était irréparable, et même en péchant sur la plage, elle n'attraperait pas autant de poissons qu'avec un bateau.
« Il y aura des baies de camarine à manger et de la bruyère de camarine à brûler, murmura son esprit. Tu n'as pas besoin d'ik pour ramasser des chitons. Tu trouveras des oursins et des clams. Il y a de l'ugyuun et du varech. Tu as repéré des fleurs de canneberge... Et qui sait, un lion de mer peut venir; cela leur arrive. »
Ces mots de réconfort coulaient comme un chant et transformèrent les pensées de Kiin en rêves. Des rêves de phoques et de lions de mer, de nourriture suffisante pour elle et pour ses fils...
Puis la voix geignarde de Qakan revint, réveillant de nouveau Kiin. La voix de Qakan, la voix de Qakan.
Kiin réveilla ses fils, apaisant leurs petits pleurs d'une berceuse. Elle les mit dans leur bandoulière et les laissa téter. Puis elle quitta son abri, emportant un œuf d'oiseau qui restait de sa cueillette de la veille.
Elle se rendit au monticule où était enterré Qakan et se tint à légère distance de la pile de pierres. Elle prêta l'oreille mais n'entendit rien. Le vent surgit, cinglant, de la plage. Et elle entendit la plainte de Qakan.
— Qakan! dit Kiin. Tu t'es conduit toi-même en ce lieu. Toi et ton avidité. Je ne peux rien pour toi.
Elle jeta l'œuf sur les pierres de la tombe de son frère, le vit dans le clair de lune atterrir et se briser pour s epandre à l'intérieur de la tombe.
— Voilà, dit-elle. Mange et tiens-toi tranquille.
63
Au cours du voyage, hommes dans les ikyan, femmes dans les iks, Samig perdit le compte des jours. Suffisamment pour voir la lune passer de pleine à pleine et davantage encore. Assez longtemps pour épuiser presque toute leur nourriture. Après quatre jours, peut-être cinq, ils ne sentaient que les secousses les plus violentes d'Aka, mais même alors, les vagues obéissaient à une force autre que les vents ou les marées.
La cendre se réduisait désormais à une fine brume, une poussière qui colorait le ciel de roses et de bruns et, la nuit, semblait se poser autour de la lune en un halo vibrant.
La terre était maintenant inconnue de tous sauf d'Oiseau Gris. L'herbe était entremêlée de saules plus costauds et plus grands que les touffes qui croissaient près des courants de l'île de Tugix. Oiseau Gris indiquait les plages où il avait commercé avec diverses peuplades. À deux reprises, ils s'étaient arrêtés pour demeurer dans des villages Premiers Hommes, mais chaque fois, Samig avait perçu un malaise chez les habitants. De nouveaux chasseurs — cela signifierait-il de nouveaux chefs pour le village, des femmes qui s'attendaient à recevoir une part de la nourriture déjà rangée pour l'hiver? Alors, ils restaient assez longtemps pour attraper du poisson, pour expliquer aux villageois pourquoi la mer agissait étrangement, pour leur parler des esprits puissants qui commandaient à la montagne Aka. Puis ils poursuivaient leur route.
Une nuit, leurs petits abris de peaux dressés derrière des collines surplombant une plage rocheuse, le vent soufflant d'abord de la mer puis des montagnes vers le centre de l'île avec une froide violence, ils s'assirent côte à côte, leurs corps protégeant les trois petites lampes à huile qui brûlaient au milieu.
Baie Rouge avec son fils et Chagak avec Mésange étaient installées à l'endroit le plus abrité au centre du cercle. Oiseau Gris, le visage pincé et maussade, les joues râpeuses après des jours de vent et d'embruns, se mit à parler d'une plage où les Chasseurs de Morses et parfois même le Peuple des Caribous venaient troquer avec les Premiers Hommes.
Samig se pencha pour entendre Oiseau Gris malgré le sifflement du vent. Samig sourit, se moquant de lui-même pour l'intérêt qu'il montrait aux paroles d'Oiseau Gris; son sourire fit craqueler la peau de ses lèvres, amenant dans sa bouche le goût sucré de son sang. Combien de fois avait-il voulu écouter ce qu'Oiseau Gris aurait à dire? Combien de fois l'homme formulait-il autre chose que des fanfaronnades ou des récriminations ? Et pourtant, il s'exprimait maintenant avec une assurance qui attira l'attention de Samig. Celui-ci capta le regard de son père et fit un signe vers Oiseau Gris afin que Kayugh l'écoute, lui aussi.
— C'est une bonne plage, disait Oiseau Gris. Un lieu ouvert à tous, où les femmes viennent ramasser des œufs au printemps. Mais personne n'y vit.
— Quand y as-tu séjourné pour la dernière fois ? s'enquit Longues Dents.
Samig remarqua que Premier Flocon et Nez Crochu tendaient aussi l'oreille.
Un petit frémissement parcourut le corps de Samig. Le voyage a-t-il fatigué leurs esprits au point qu'ils écoutent même Oiseau Gris ? Mais après tout, qui d'autre que lui s'est rendu en cet endroit? Qui d'autre pouvons-nous écouter? Kayugh avait habité près de cet orient lointain, mais c'était il y a bien des années, et le peuple de Kayugh avait vécu sur la mer du Sud et ceci était la mer du Nord, chacune avait des poissons différents, des animaux différents, même des couleurs différentes, la mer du Sud, bleue, la mer du Nord, verte.
Lentement, Samig balaya le cercle du regard. Sa sœur, Baie Rouge, le ventre gros d'un deuxième enfant, berçait son fils Petit Galet. Mésange dormait sur les genoux de Chagak qui observait Oiseau Gris, mais dont le regard passait sans cesse de Samig à Amgigh. Amgigh était assis à côté de Petit Couteau et, s'il s'adressait occasionnellement au garçon, il n'avait pas un regard pour Samig. D'ailleurs, il lui avait à peine adressé la parole depuis le début du voyage. Pour l'instant, ses yeux fixaient Oiseau Gris.
Il éprouve le même espoir que moi, se dit Samig. Peut-être, cette fois, Oiseau Gris sait-il de quoi il parle. Peut-être existe-t-il non loin d'ici un lieu où nous pouvons construire un nouveau village. Près d'une plage face à la mer du Nord, car il semblait que la plupart des vagues de cette mer qui s'élevaient à cause des secousses d'Aka, à cause des autres montagnes dont les esprits s'étaient joints aux esprits d'Aka dans leur colère contre tous les hommes, ces vagues étaient plus petites que celles en provenance de la mer du Sud. Que lui avait donc dit son père? Qu'ils avaient trouvé l'île de Tugix alors que Samig était encore bébé parce que les vagues de la mer du Sud les avaient contraints à quitter leurs propres plages.
Samig ramena ses pensées aux paroles d'Oiseau Gris. Ayant noté l'attention de tous, ce dernier avait redressé le dos, sa bouche était tendue d'orgueil et le mince fil de barbe de son menton dansait à chaque mot.
— Les Chasseurs de Morses disent que, près de la plage dont je parle, la mer du Nord se transforme en glace à chaque hiver. Si nous choisissons d'y demeurer, nos femmes devront nous préparer des vêtements chauds.
— Si tu prends suffisamment de phoques, intervint Nez Crochu, nous ferons assez de vêtements.
Oiseau Gris poursuivit comme si de rien n'était :
— Alors il faut nous arrêter sans tarder. Il reste encore une bonne partie de l'été, le temps de chasser, pêcher, construire des ulas avant l'hiver.
Oui, songea Samig, c'est juste. Même si les femmes ont lancé leurs lignes pendant le voyage, même si elles ont attrapé de la morue qu'elles ont ouverte et suspendue aux flancs de leurs bateaux, elles ne pouvaient préparer la nourriture qu'au jour le jour. En outre, le poisson était insuffisant. Qui passait un hiver entier sans huile, sans graisse épaisse de phoque ou de baleine?
De surcroît, leurs habits aussi s'usaient. Samig avait besoin d'un nouveau chigadax, en dépit des reprises quotidiennes de Trois Poissons.
— Parmi le Peuple des Caribous, certains fabriquent leur chigadax avec du boyau d'ours, leur avait expliqué Oiseau Gris.
Samig n'étant pas sûr qu'un tel vêtement soit acceptable pour les animaux marins, il avait continué d'encourager Trois Poissons à ravauder, remarquant qu'il n'était pas le seul à souffrir. L'eau froide et salée leur brûlait les joues et les mains. Même Mésange avait des crevasses au visage, pourtant, elle était souvent blottie à l'intérieur du suk de Chagak.
Sans chigadax imperméable, les femmes souffraient davantage encore. L'humidité constante faisait pourrir leurs habits. Or Trois Poissons ne possédait qu'un suk. Les autres femmes en avaient deux qu'elles portaient l'un sur l'autre, le premier couvrant les trous du second.
Pris dans ses propres pensées, Samig ne s'aperçut pas qu'Oiseau Gris avait fini de parler ni que tous les regards étaient tournés vers lui, guettant sa réaction. Finalement, Amgigh, la bouche tordue en un méchant rictus, lança :
— Frère, tu n'as rien à dire sur la proposition de Waxtal ?
Ramené brusquement au cercle de son peuple, Samig sourit à Amgigh d'un sourire ouvert, sans colère, sans gêne. Quel homme ne trouvait jamais ses pensées plus fortes que les mots des autres?
— Mon père, déclara Samig, tu es plus vieux et plus sage que moi. Que penses-tu ?
La tête inclinée, les yeux sur la baguette de bois flotté qu'il utilisait pour marquer le gravier nu sur le sol, Kayugh répondit :
— Oiseau Gris parle avec sagesse. Nous devons interrompre notre course, construire des ulas, chasser avant l'hiver.
Il releva la tête.
— Oiseau Gris, cette plage est-elle encore loin?
— Deux jours, trois tout au plus.
Kayugh regarda Samig sans rien ajouter.
Du coin de l'œil, Samig vit le ricanement sur le visage d'Amgigh.
— Si la plage est telle que tu nous la décris, Oiseau Gris, dit Samig, nous y construirons notre village. Et puisque c'est un endroit où les commerçants viennent chaque été, Qakan nous y trouvera peut-être et nous aidera à négocier ce qu'il nous faut pour l'hiver.
Longues Dents sourit et Premier Flocon pouffa. Bientôt, chacun parlait et même Coquille Bleue avait l'air heureuse. Seul Amgigh ne pipait mot, ne riait pas, et ses yeux, croisant ceux de Samig à la lumière des lampes à huile, portaient toujours un éclair de colère.
Le troisième jour, comme le soleil approchait de son plus haut point dans le ciel, Samig remarqua un changement dans la mer, une nuance subtile de couleur.
Il guida son ikyak le long de la pente herbeuse d'une colline qui piquait dans la mer, sans plage ni falaise pour séparer l'herbe de l'eau et aperçut le cercle gris d'une plage de sable dans une grande crique. Il s'assura que les autres hommes le suivaient, les iks des femmes dans leur sillage.
Trois Poissons était debout dans son bateau et Samig resta bouche bée devant tant de bêtise. Il finit par hurler :
— Assieds-toi!
Sa colère s'apaisa vite quand il vit son épouse se rasseoir en hâte, mais elle continua de jacasser et il tourna son ikyak pour faire face à sa femme. Trois Poissons se cachait timidement le visage dans les mains, ne dévoilant que ses yeux entre ses doigts bruns et épais.
— Femme! lança-t-il avec sévérité. Es-tu une enfant pour te mettre debout dans ton ik ?
Il n'attendait pas de réponse, et fut surpris d'entendre Trois Poissons expliquer :
— Oiseau Gris dit que c'est la plage.
Oiseau Gris approcha son ikyak de celui de Samig.
— Oui, confirma-t-il en désignant l'île du doigt. Là. Tu vois où les saules sont plus grands? Nous avons campé juste un peu plus haut en remontant le courant.
Samig tourna son ikyak et pagaya vers Kayugh.
— J'ai entendu, dit Kayugh, le sourire aux lèvres. Alors, nous arrêtons-nous ici?
— C'est une bonne plage, concéda Samig.
Amgigh avança son ikyak entre l'embarcation de
Samig et celle de son père.
— Quand Waxtal a-t-il jamais eu raison ? Tu crois ce qu'il te dit?
Soudain furieux après son frère, lassé des jours de silence, des airs renfrognés, des réponses agressives chaque fois qu'il essayait de faire participer Amgigh aux décisions ou aux conversations, Samig rétorqua :
— Tu l'as cru lorsqu'il t'a parlé de l'homme qui était mon père.
Amgigh, la bouche mince comme une lame de couteau, les narines dilatées, siffla :
— Fais ce que tu veux. Si Aka ou une autre montagne veut nous tuer, nous mourrons de toute façon.
Sur quoi, il pagaya en direction du rivage. Samig le regarda s'éloigner, regarda ses longs coups de rame qui le conduisirent bientôt sur le sable. Puis lui et Kayugh le suivirent.
Samig tirait son ikyak hors de l'eau lorsqu'il entendit Kayugh réprimer un cri et Amgigh hurler. Samig pivota sur lui-même tout en arrachant son harpon à ses liens. Mais, bientôt, lui aussi criait.
Debout en haut de la plage, se tenait Kiin.
64
Un esprit, c'est sûrement un esprit, songea Samig.
« Ne t'approche pas trop », chuchota quelque esprit. Mais ce fut plus fort que lui. Abandonnant son ikyak, ignorant les autres, il grimpa comme un fou la petite pente qui menait jusqu'à Kiin.
Alors, il vit qu'elle pleurait. Elle se tenait droite, une lance dans la main, mais elle pleurait. Les esprits pleuraient-ils? Elle passa une main sur son visage et il s'aperçut que son poignet était zébré de cicatrices. Les esprits avaient-ils des cicatrices?
— Dis-moi que tu es réel, murmura Kiin.
Samig s'aperçut que sa voix était pleine, sans
interruption, sans bégaiements. Kiin ne parlait jamais aussi clairement. Peut-être était-ce quand même un esprit.
— Je suis réel, répondit Samig. Nous sommes réels. Mais ton père a dit qu'il avait trouvé ton ik, que tu t'étais noyée.
— Je suis vivante. Je ne suis pas un esprit. Qakan m'a prise et m'a vendue aux Chasseurs de Morses. J'essayais de revenir à toi... à Amgigh.
Samig était tout près, maintenant, assez près pour voir qu'elle portait un nouveau suk, fait de fourrures de loutre et de phoque. Il remarqua une fine cicatrice pâle à son front, presque dissimulée sous ses cheveux noirs.
— Nous sommes tous là, reprit Samig.
Et il lui tendit la main.
— Amgigh, ta mère et ton père, Kayugh et Chagak, Nez Crochu... nous tous.
Elle tendit la main à son tour, ferme et chaude dans celle de Samig. Elle était bien réelle. Puis Amgigh fut à côté d'eux, et Kayugh, et les femmes. Samig lâcha la main qu'il n'avait nul droit de revendiquer et se détourna.
« C'est un rêve », murmura un esprit.
Alors je ne veux pas me réveiller, songea Samig.
65
Waxtal repoussa son ikyak loin du rivage, loin du ressac. Kiin. Comment était-ce possible? Qakan manquait-il de bon sens pour penser qu'il la vendrait à une tribu visitant cette plage? Et comment Qakan pouvait-il savoir qu'Aka se changerait en feu, que les esprits de la montagne enverraient de la cendre et des tremblements qui chasseraient les Premiers Hommes de chez eux?
D'ailleurs, il pouvait prétendre ne rien connaître du plan de Qakan. C'était un plan insensé. Il le lui avait dit.
Il laissa les vagues le conduire au bord, glissa l'ikyak sur le sable, puis dénoua la jupe et descendit. Les femmes étaient sur la plage, toutes agglutinées autour de Kiin. Les hommes se tenaient en arrière; Amgigh et Samig l'un à côté de l'autre — c'était la première fois que Waxtal les voyait se parler depuis le début du voyage.
Coquille Bleue était affalée sur le sol, comme un tas de fourrures en loques, Kiin était penchée sur elle. Coquille Bleue était une sotte. Kiin n'était qu'une fille. C'était pour Qakan qu'elle devrait réagir ainsi. Qui pouvait dire où il était, s'il était sain et sauf? Pourquoi les pensées de Coquille Bleue n'étaient-elles pas pour son fils ?
Waxtal se dirigea vers son épouse et se posta derrière elle.
— Femme, relève-toi, dit-il en prenant garde de ne regarder aucune femme sauf Coquille Bleue, prenant garde aussi que ses yeux ne croisent pas ceux de Kiin. Nous devons dresser un campement. Il y a du bois flotté sur cette plage. Nous pouvons faire un feu.
Il tendit la main et hissa violemment Coquille Bleue sur ses pieds. Mais Kiin s'approcha de lui et le repoussa.
— Laisse-la tranquille, grogna-t-elle. Tu as bien de la chance que je t'autorise à rester sur cette plage. Si tu touches à ma mère, je te tue.
Waxtal ouvrit la bouche pour répliquer, mais ne trouva rien à dire. Il remarqua soudain que sa fille tenait une lance, pointe dressée, dans une main, comme un homme porte un bâton de marche; il remarqua aussi que son suk bougeait, comme un suk bouge quand une femme porte un bébé.
Il jeta un regard aux hommes derrière lui et vit que les yeux d'Amgigh étaient plantés dans les siens, que Samig se tenait à côté de son frère; tous deux l'observaient. Le visage d'Amgigh était sombre de rage.
Ainsi, Kiin pensait avoir plus de pouvoir que Waxtal, son père, un sculpteur de bois et d'ivoire, un chasseur qui avait pris de nombreux phoques, un guerrier qui avait combattu les Petits Hommes. Ce n'était qu'une sotte.
— Est-ce ainsi que tu me parles, à moi, ton père ? cria Waxtal d'une voix aussi forte qu'il put, tremblant de colère. Que dis-tu à ton mari, alors ? ajouta-t-il en se tournant vers Amgigh. Tu as abandonné ton mari et maintenant tu portes un enfant. L'enfant de qui? Voici plus d'un an que tu n'es plus avec nous. Tu trahis ton propre époux et tu portes l'enfant d'un autre homme.
Il s'attendait à voir Kiin reculer, baisser la tête, tomber à genoux comme au temps où elle vivait dans son ulaq. Mais elle s'avança, passa à côté de lui et se planta entre Samig et Amgigh. Puis elle releva son suk et Waxtal vit dans un sursaut qu'elle portait deux bébés.
— Mon mari est Amgigh, déclara Kiin. Mes fils sont les fils d'Amgigh.
Kiin extirpa les bébés de leurs bandoulières. Aucun doute, songea Waxtal en voyant le premier enfant. C'est le fils d'Amgigh. Le bébé avait les yeux d'Amgigh, son menton, son nez droit et aplati. Elle tendit l'enfant à Amgigh. Amgigh entoura le bébé de ses bras afin que le vent n'attrape pas le souffle du petit. Puis Kiin sortit le second bébé.
— Deuxième né, annonça-t-elle, deux ou trois respirations après son frère.
Elle tendit l'enfant, à Samig, cette fois, et Waxtal lut la joie sur le visage de Samig, l'incrédulité. C'était l'enfant de Samig. Kiin n'avait-elle donc aucune honte? Même Amgigh verrait que le deuxième fils appartenait à Samig.
— Il est à Samig, s'offusqua Waxtal.
Il se tourna vers Kayugh et Longues Dents, et même vers sa femme.
— Le fils de Samig, répéta-t-il.
C'est alors qu'Amgigh fit un pas en avant.
— Parfait, dit-il en plongeant ses yeux dans ceux de Waxtal. Samig est mon frère. J'ai partagé ma femme avec lui, comme il se doit entre frères.
Kiin reprit les bébés. Elle les emmitoufla dans son suk et aucun ne pleura, aucun ne lutta contre le froid ou le vent.
— Ils sont forts, s'exclama Kayugh. Je suis fier de mes petits-fils.
Kiin lui sourit mais se tourna vers Waxtal.
— Tu ne me demandes pas comment je suis arrivée sur cette plage ?
Son insolence le rendit furieux. Une fille ne devait pas poser des questions, ne devait pas s'adresser à lui sans politesse.
Il détourna les yeux sans répondre. Quel chasseur le ferait?
— Qakan m'a amenée, dit-elle.
Waxtal vit que les autres, même l'horrible Trois Poissons, l'épouse si laide de Samig, son nouveau fils Petit Couteau, s'approchaient pour l'entendre clairement au-dessus du vent.
— Qakan m'a prise le jour où Samig est parti avec Amgigh et Kayugh pour le village des Chasseurs de Baleines. Il a percé mon ik pour faire croire que je m'étais noyée. Nous avons voyagé de nombreux jours jusqu'à un village Morse.
— Tu n'as pas essayé de te sauver? ricana Waxtal.
— Si, répondit Kiin, les yeux fixés sur son père, la force de son esprit visible en son centre. De nombreuses fois. Mais Qakan m'attachait pour que je ne puisse m'échapper.
Elle tendit les mains, retroussa les manches de son suk. Tous découvrirent les cicatrices sur ses poignets.
— Il m'a vendue à un chasseur nommé le Corbeau. Il m'a vendue contre une épouse pour lui et de nombreuses fourrures.
— Qui donnerait autant pour toi? lança Waxtal avant de cracher dans le sable.
Le silence s'installa un moment puis Samig déclara :
— Moi, je donnerais autant pour elle.
— Moi aussi, dit Amgigh.
— Ainsi, tu es la femme de cet homme le Corbeau, commenta Waxtal faisant fi de Samig et Amgigh.
— Il ne m'a jamais prise comme épouse, rétorqua Kiin. Le Corbeau espère devenir chaman. Il ne vou-lait pas que ma grossesse porte malheur à ses pouvoirs et je me suis échappée peu après la naissance des bébés.
— Tu t'es sauvée seule? s'enquit Kayugh.
— Avec Qakan.
— Avec Qakan? s'étonna Longues Dents.
— Il a tué une femme Morse et devait s'enfuir. Je l'ai accompagné pour sauver les fils d'Amgigh.
— Les Chasseurs de Morses feraient du mal à tes fils? demanda Chagak d'une voix tendre.
— Ils les croient maudits.
— Tous les bébés nés ensemble, intervint Nez Crochu, deux au lieu d'un, ont quelque chose de différent qui attire l'attention des esprits. Ils doivent être élevés comme un seul homme, partager une seule femme et un seul ikyak.
Kiin acquiesça d'un signe de tête.
— Il en est de même chez les Chasseurs de Morses. Mais il y a une autre malédiction.
Et, regardant Amgigh, elle ajouta :
— Qakan m'a prise de force, comme un homme se sert d'une femme. Seulement une fois, après m'avoir assommée avec sa pagaie. Je ne pouvais lutter contre lui.
Amgigh pâlit et serra les poings :
— Je le tuerai.
— Non, dit Kiin. Mais, tu dois décider si tu veux me reprendre pour épouse et si je puis faire partie de votre village. Je ne veux pas vous porter malheur.
— Renvoie-la, gronda Waxtal.
Amgigh avança sur lui et le saisit violemment par le devant de son parka, le tordant avec vigueur autour du cou de Waxtal.
— Tu savais que Qakan l'avait emmenée et tu ne m'as rien dit ! J'aurais pu partir à leur poursuite et la ramener. Je devrais te tuer, mais je vais d'abord tuer Qakan.
Il relâcha Waxtal si brusquement que l'homme tomba par terre.
Amgigh se tourna vers Kiin.
— Tu es ma femme et il y a mes fils. Si Kayugh ou Samig refusent de t'accueillir dans ce village, alors nous partirons ensemble et installerons un nouveau village.
— Trois Poissons et moi et notre fils irons avec vous, dit Samig.
Waxtal vit que Samig fixait le suk de Kiin, sur le renflement qui était son fils. Alors, les yeux de Kiin se posèrent pour la première fois sur Trois Poissons, son gros visage rond, ses petits yeux, ses lèvres épaisses et ses dents cassées. Waxtal vit sa surprise et l'ombre de quelque chose qui pourrait être de la tristesse. Maintenant, elle savait que Samig avait une épouse.
Waxtal se releva. Qu'ils se maudissent eux-mêmes. Ils sauraient alors qu'il avait raison à propos de Kiin, il avait toujours eu raison.
— Tu peux rester au village, dit Kayugh à Kiin.
Coquille Bleue se précipita au côté de sa fille,
caressant la manche de son suk. Kiin prit la main de sa mère dans la sienne.
— Où est Qakan? demanda soudain Amgigh, plein de colère.
— Mort, répondit Kiin.
Les yeux d'Amgigh s'agrandirent.
— Tu l'as tué?
— Non. Le Corbeau nous a suivis. La femme que Qakan a tuée avait été l'épouse du Corbeau. Il nous a suivis sur la plage et tué Qakan.
— Pourquoi le Corbeau t'a-t-il laissée ici? s'étonna Amgigh, d'un ton apaisé.
— Je me suis cachée. Il ne me veut pas. Il a déjà une épouse, mais j'ai peur qu'il ne prenne nos fils.
— Non, protesta Amgigh. Il n'aura pas les bébés. Il ne t'aura pas.
Waxtal avait entendu les paroles de Kiin, entendu que Qakan était mort, mais tout cela lui semblait accompli dans un rêve. Amgigh n'avait pas esquissé le moindre geste de chagrin, le moindre geste de deuil. Il continuait à poser des questions comme si Kiin n'avait pas fait la moindre allusion à Qakan.
Mort! Qakan était mort! Dans les entrailles de Waxtal, quelque chose se mit à cogner. Son fils unique était mort. Et même si Kiin disait la vérité, même si ce n'était pas elle qui l'avait tué, c'était sa faute.
— Qakan est mort ? répéta-t-il d'une voix rauque.
Son fils. Qakan, son fils. Qakan le commerçant. Qui sait ce qu'il aurait pu devenir? Peut-être un grand marchand. Peut-être un chef de village. Même un chaman.
Waxtal entendit les femmes entonner leur chant funèbre, dont la mélopée tremblante paraissait apportée par le vent, comme la voix d'un esprit.
Il regarda sa femme. Elle était debout près de Kiin et, s'il y avait des larmes sur les joues de Coquille Bleue, sa bouche était fermée.
66
Kiin conduisit les femmes à son campement. Elle avait trouvé un site propice, à quelque distance de la plage mais pas dans la toundra marécageuse. C'était près d'une source d'eau douce et à courte distance d'une fissure dans la terre qui laissait échapper de la vapeur chaude.
— Vous voyez, dit-elle en désignant la pierre à feu qu'elle avait posée au-dessus. On peut facilement cuisiner sans huile ni bois.
Mais elle ne regarda pas le visage des femmes quand elles découvrirent l'abri rudimentaire de peaux et de nattes tissées. Qu'elles pensent ce qu'elles veulent ; on l'avait abandonnée là sans provi-sions, et avec moins de bois flotté sur la plage qu'on en trouvait sur l'île de Tugix.
Nez Crochu, Chagak, Baie Rouge et Coquille Bleue entreprirent d'ouvrir des paniers de graisse d'oie et d'estomacs de lion de mer remplis de poisson séché.
Elles parlèrent peu et travaillèrent rapidement. Kiin, dont les interrogations se bousculaient dans sa poitrine, ne demanda rien, craignant sans savoir pourquoi les réponses qu'on lui ferait. Mésange les rejoignit en courant depuis la plage. Elle s'arrêta près de sa mère et fixa longuement Kiin du regard.
— Veux-tu voir les bébés? proposa Kiin.
Elle souleva son suk. Soudain, les femmes furent autour d'elle, passant les bébés de l'une à l'autre, chacune plongeant ses yeux dans ceux des nourrissons, caressant leurs cheveux, comptant leurs doigts et leurs orteils.
— Tes fils sont beaux, dit enfin Chagak. Nous sommes si heureuses que tu sois de nouveau parmi nous, ajouta-t-elle en souriant.
La gorge emplie de larmes, incapable de répondre, Kiin hocha la tête.
Puis Mésange dit :
— Kiin, Kiin?
Kiin prit l'enfant dans ses bras, enfouit son visage dans l'épaisse chevelure de Mésange et murmura pour la petite :
— Je suis Kiin, ta sœur.
Alors, toutes les femmes parlèrent en même temps. Nez Crochu posait des questions sur les Chasseurs de Morses, Chagak demandait où Kiin avait trouvé de la nourriture, sa mère lui demandait si elle se sentait assez forte, si elle allait bien. Après avoir répondu à toutes, Kiin s'enquit de Petit Canard et de son fils.
— Ils sont morts, dit Nez Crochu. Le garçon est mort de maladie et après, Petit Canard n'a plus voulu vivre. Elle a cessé de se nourrir et maintenant ils sont réunis dans les Lumières Dansantes.
Kiin regarda ses deux fils, celui d'Amgigh dans les bras de Nez Crochu et celui de Samig lové dans le giron de Trois Poissons. Oui, elle pouvait comprendre ce qu'avait éprouvé Petit Canard. Elle ne voudrait pas vivre si ses fils étaient morts. Mais quelque chose en elle murmura : « Non, Kiin, tu vivrais. Tu choisirais de vivre. »
Levant les yeux sur Chagak, elle demanda :
— Pourquoi êtes-vous venus ici? Ceci est une plage de commerçants. Je pensais qu'il y avait peut-être une chance que mon père y vienne dans les années futures pour faire du troc. Mais pas vous tous.
— C'est Aka, dit Chagak posément, le chagrin à chaque mot.
Alors, Kiin se souvint qu'Aka était la montagne sacrée du village de Chagak, le village que les Petits Hommes avaient saccagé. Chagak, lorsqu'elle priait, priait d'ordinaire Aka.
— Les esprits d'Aka sont en colère ; ils ont envoyé le feu dans le ciel et fait trembler la terre. Ils ont envoyé de la cendre qui recouvre tout. Même l'herbe ne peut pousser et les vagues viennent balayer toute chose sur les plages.
Chagak posa la main sur le bras de Trois Poissons et poursuivit, ses yeux retenant ceux de Kiin :
— Trois Poissons est l'épouse de Samig. Elle est de la tribu des Chasseurs de Baleines. Son village a été détruit par les secousses d'Aka. De nombreuses personnes sont mortes. Le garçon Petit Couteau a perdu sa famille, alors Samig et Trois Poissons l'ont pris comme fils.
— Le père de Petit Couteau était mon frère, expliqua Trois Poissons d'une voix tranquille. Ma mère et mon père sont morts, eux aussi.
— Je suis désolée, dit Kiin.
Et elle sentit son cœur attiré vers cette femme qui avait perdu son peuple. Pourtant, Kiin se demandait pourquoi Samig avait choisi cette femme comme épouse. Elle n'était pas belle et plusieurs de ses dents étaient cassées. Même ses gestes étaient rudes, si bien qu'elle faisait davantage penser à un homme qu'à une femme. Mais maintenant que Trois Poissons portait le fils de Samig, Kiin percevait une douceur en elle, peut-être ce qui avait attiré Samig.
Puis toutes s'affairèrent de nouveau, et Kiin eut l'impression de ne jamais les avoir quittées. Elle se rappela comment Chagak tenait son couteau de femme différemment de Coquille Bleue ou de Nez Crochu, comment Nez Crochu coupait à petits gestes vifs et durs tandis que Coquille Bleue coupait lentement et soigneusement. Et elle vit que Trois Poissons n'avait pas encore trouvé sa place. Si elle tranchait le poisson et l'empilait sur des peaux pour l'apporter aux hommes, son travail était laborieux et ralentissait celui des autres femmes. Alors Kiin s'installa près d'elle et l'aida, laissant le rire se montrer dans ses yeux si par hasard leurs mains se touchaient, si elles prenaient le même poisson.
— Ton père nous a expliqué que c'est la plage où les Hommes Morses viennent commercer, dit Chagak.
— Oui, répondit Kiin. Je l'ai entendu aussi.
— Waxtal affirme qu'ils viendront bientôt.
— Waxtal ? s'étonna Kiin.
— Ton père a pris un nouveau nom quand il t'a crue morte, intervint Coquille Bleue. Il a dit qu'il était plus fort dans la peine.
— Il savait que Qakan m'avait emmenée, répliqua Kiin sans regarder sa mère.
— Il est Waxtal, désormais, répondit cette dernière.
Kiin plongea son grand couteau plat dans la graisse d'oie, mélangea de la graisse au poisson coupé.
— Les Chasseurs de Morses viennent ici parfois au printemps ramasser des œufs, mais cette année ils ne sont pas venus. Peut-être les commerçants ne viendront-ils pas non plus.
Amgigh écouta Waxtal parler. Il repensa à ces mois que Waxtal avait passés avec lui, aux nombreuses fois où Waxtal lui avait parlé du sang malfaisant qui coulait en Samig, le sang des Petits Hommes. Waxtal disait que Kayugh avait lésé Amgigh, favorisé Samig, et le chagrin d'Amgigh pour Kiin avait nourri sa colère, jusqu'à ce que, peu à peu, au fil des jours, sa colère ait grandi en une chose proche de la haine. Mais maintenant qu'il était assis à côté de Samig, la rage quittait son corps, laissant un grand vide dans sa poitrine qui sembla soudain s'emplir de honte.
Samig avait agi comme lui, rien de plus; il n'avait fait qu'obéir aux ordres de son père. Samig était le petit-fils de Nombreuses Baleines. Amgigh ne l'était pas. Amgigh, en tant que fils de Kayugh, avait été promis à Kiin, Samig ne l'avait pas été. Il n'y avait là aucun motif de haine. Amgigh observait Waxtal, certain qu'il était au courant que Qakan avait pris Kiin. Il l'observait maintenant, tandis que Kayugh interrogeait Waxtal au sujet des Chasseurs de Morses. Seraient-ils en colère si le peuple de Kayugh choisissait de rester ici, de revendiquer cet endroit pour y bâtir leur village ?
Waxtal haussa les épaules en soupirant :
— Qui peut dire? Vous espérez que je vais répondre à toutes vos questions. Mon fils est mort; je porte le deuil.
Il baissa la tête et Kayugh commença à exprimer ses excuses, mais Waxtal l'interrompit :
— Il serait peut-être bon que nous ayons un village où les commerçants peuvent rester. Peut-être que si nous dressions un ulaq spécial, réservé aux commerçants, ils trouveraient que c'est une bonne chose.
— Et si nous laissons leurs femmes venir ramasser des œufs à chaque printemps.
La voix — une voix de femme — surprit Amgigh qui se retourna et vit Kiin debout derrière lui, les autres femmes derrière elle.
— C'est ma plage, déclara-t-elle.
Amgigh sentit son visage devenir chaud aux paroles de Kiin. Quelle femme pouvait revendiquer une plage?
— Vous êtes les bienvenus, enchaîna-t-elle, y compris Oiseau Gris. Je n'aimerais pas voir ma mère sans chasseur dans son ulaq.
Waxtal releva la tête, plissa les yeux et pointa du menton vers Amgigh :
— Permettras-tu à ta femme de parler ainsi ?
L'embarras d'Amgigh céda brusquement place à
une colère fougueuse. Il se leva et traversa le cercle pour faire face à Waxtal :
— Toi, toi qui donnerais ta propre fille à vendre, tu me parlerais ainsi? Mon épouse a raison. Elle est arrivée la première sur cette plage; elle l'a proclamée sa demeure. Elle a déjà deux fils robustes. Ton fils était un faible. Nul ne psalmodiera de chants en souvenir de ses hauts faits. Qui es-tu pour condamner ma femme!
Alors, Samig vint se placer à côté d'Amgigh et lui posa la main sur l'épaule :
— Amgigh parle pour moi. Lui et moi et nos épouses sommes un.
Amgigh se tourna pour constater que Trois Poissons s'était approchée de Kiin et qu'elles étaient comme deux sœurs.
Oiseau Gris se mit debout. Il s'éloigna puis s'arrêta, se retourna et lança :
— Nous ne connaissons pas le Corbeau, le mari de Kiin. Vous croyez qu'il ne se battra pas pour Kiin et ses fils quand il viendra commercer et la trouvera avec nous? Toi, Amgigh, tu te crois suffisamment fort pour affronter un chaman ?
Mais Amgigh se tourna vers sa femme et dit :
— Merci de nous permettre de demeurer sur cette plage.
Sur quoi, Nez Crochu annonça :
— La nourriture est prête.
Amgigh constata sans surprise qu'Oiseau Gris, pourtant en deuil, fut le premier à suivre les femmes, le premier à se servir.
Kiin aida les autres femmes à construire quatre abris. Longues Dents et Nez Crochu en choisirent un ; Chagak, Kayugh, Mésange, Samig, Petit Couteau et Trois Poissons s'installèrent dans le plus grand; Baie Rouge et Premier Flocon prirent le troisième; Oiseau Gris et Coquille Bleue le dernier. Kiin invita Amgigh dans son abri, si minuscule que sa tête et ses pieds touchaient les murs quand il s'allongeait.
Kiin nourrit les bébés et Amgigh lui raconta leur voyage, les plages où ils s'étaient arrêtés, la cendre et le feu d'Aka. Mais même tandis qu'Amgigh parlait, les pensées de Kiin étaient pour Samig. Quand les hommes s'étaient assis pour manger, elle n'avait pu s'empêcher de le contempler, comme si ses yeux essayaient de l'attirer tout entier — les lignes de son visage, la forme de ses mains, la façon dont il souriait — dans son âme.
Les jours de solitude sur la plage avaient été pénibles et, tout ce temps, elle avait espéré ardemment Samig, sa sagesse, sa force. Parfois, elle pensait entendre la voix gémissante de Qakan qui la suppliait, mais que pouvait-elle pour lui? Elle n'avait aucun pouvoir spécial. Enfin, quand elle lui avait porté l'œuf, les plaintes avaient paru cesser, mais seulement pour quelques jours.
Alors, chaque fois que Kiin dénichait des œufs, piégeait des oiseaux, trouvait des clams ou ramassait des oursins, elle laissait quelque chose pour son frère. Elle était sur le chemin de sa tombe, ramassant un morceau de poisson séché, quand elle avait aperçu les ikyan de Kayugh dans la crique. Elle s'était tapie dans l'herbe, serrant sa lance contre son flanc. Elle l'avait fabriquée à l'aide d'un long bout de bois flotté qu'elle avait lissé avec de la roche de lave, puis avait taillé une extrémité en pointe durcie au feu. Ce n'était qu'une javeline de garçon, à peine plus solide qu'un jouet, mais elle avait harponné du poisson avec. Peut-être offrirait-elle quelque protection si ceux qui venaient étaient des ennemis.
Elle avait attendu, heureuse que ses fils soient sous son suk, ainsi, s'il le fallait, elle pourrait courir dans les collines, courir jusqu'à la toundra moussue derrière les collines, et grimper dans les roches des montagnes.
Mais elle avait reconnu Samig, et Kayugh, et Amgigh, et s'était avancée à leur rencontre. Puis elle fut de nouveau avec Samig, elle le voyait, entendait sa voix, le dévisageait. Mais Samig avait Trois Poissons, et Kiin avait Amgigh. Alors, chaque fois que les pensées de Kiin dérivaient vers Samig, elle obligeait son esprit à avoir des pensées pour Amgigh, de bonnes choses à son propos. Et quand les autres hommes achevèrent de manger et gagnèrent leurs abris, Kiin invita Amgigh dans le sien.
Quand elle eut fini de nourrir ses fils, elle les coucha dans leurs berceaux. Elle était épouse; elle savait se préparer pour Amgigh.
Elle huila son visage et lissa ses cheveux avec un peigne fait d'une coquille de clam. Amgigh l'observait et elle y trouva du plaisir, remarquant qu'il lui était plus facile alors de chasser Samig de ses pensées. Kiin ôta son suk, frotta de l'huile sur ses jambes, bougeant comme elle se rappelait avoir vu faire Queue de Lemming, pour qu'Amgigh la désire. Puis elle s'allongea à sa place sur les nattes et attendit qu'Amgigh s'étende près d'elle. Mais s'il lova son corps contre celui de Kiin, il nota pas son tablier, ni celui de Kiin.
Allongée, le regard fixe dans l'obscurité, Kiin se demandant si, au cours de cette année qu'elle avait passée loin de son peuple, elle était devenue laide, ou si son audace vis-à-vis des hommes avait contrarié Amgigh. Peut-être avait-il remarqué qu'elle parlait aisément désormais, que les mots ne se blo-quaient plus dans sa gorge. Peut-être, maintenant qu'elle parlait normalement, la trouvait-il trop bavarde. Percevant le souffle régulier d'Amgigh, le rythme du sommeil, une pensée lui vint qui la fit trembler.
Peut-être Amgigh voyait-il ce qu'elle ne pouvait voir : les marques des mains de Qakan sur son corps, la malédiction de son acte comme des cicatrices sur la peau lisse de ses seins, de ses cuisses, de son ventre.
67
Pendant les neuf jours qui suivirent, les femmes péchèrent et ramassèrent des oursins. Elles allèrent dans les collines cueillir de l'ivraie pour leurs paniers et chercher de la camarine et de la canne-berge. Les hommes chassaient les phoques veaux marins qui nageaient près du rivage ou aidaient les femmes à construire des ulas.
Le premier ulaq fut pour Oiseau Gris et Coquille Bleue. Oiseau Gris demanda que son ulaq soit achevé rapidement afin que Qakan, dont le corps avait été découpé et dont l'esprit sans pouvoir était prisonnier sur la plage, puisse avoir un endroit où se réfugier. Quand l'ulaq d'Oiseau Gris fut fini, ils en bâtirent un grand où tous pourraient rester en attendant qu'un troisième soit prêt.
Puis les commerçants arrivèrent. Hommes et femmes, bébés, jeunes chasseurs, marchandises empilées dans leurs iks ou arrimées à leurs ikyan. Il y avait des Premiers Hommes et des Hommes Morses, et d'autres encore avec des peaux d'ours en guise de couvertures, avec des chigadax en boyau d'ours. Ils ne semblaient pas troublés par la pré-sence du peuple de Kayugh. Ils accueillirent les deux nouveaux ulas avec des sourires et des hochements de tête.
— Un bon endroit pour vivre, entendit Kiin prononcer par une femme dans la langue Morse.
Des feux de bois flotté et d'os de phoque bordaient le grand cercle de la plage, et les lampes de chasseurs brûlaient toute la nuit.
Chagak et Nez Crochu, Baie Rouge et Kiin suspendaient des peaux de poissons et du bouillon au-dessus des feux extérieurs. Des commerçants venaient, donnant de petites choses — une dent d'ours, un éclat de silex noir, quelques perles de coquillages — contre un bol de bouillon.
À chaque bateau qui accostait, Trois Poissons courait leur demander s'ils avaient des nouvelles des Chasseurs de Baleines. Chaque fois, elle revenait aux ulas des Premiers Hommes, de la tristesse plein les yeux, et elle rapportait à Kiin que les commerçants ne savaient rien, qu'ils parlaient de cendre, de feu, de vagues qui les tenaient à l'écart de l'île des Chasseurs de Baleines. Alors Kiin éprouvait dans la poitrine la douleur qu'elle avait connue quand elle était avec les Hommes Morses, quand elle pensait qu'elle ne pourrait jamais rentrer chez les Premiers Hommes.
Durant la deuxième journée de troc, Kiin se glissa loin des feux de cuisson pour observer. La plupart des commerçants déployaient leurs marchandises sur des nattes d'herbe ou des peaux de phoque teintées d'ocre rouge. Même après son périple avec Qakan, il lui était difficile de croire qu'il existait tant de choses au monde. Un chasseur montrait des plats de bois remplis de griffes d'ours, un autre un panier de dents de baleines presque aussi longues et épaisses que la main de Kiin. Un homme offrait des torsades de corde en poils épais brun-rouge. Un autre avait des paniers, certains finement tissés de fibres d'ivraie, d'autres rudimentaires, faits de tiges d'herbe et de racines, de saule ou de boyau de phoque. Deux commerçants étalaient de gros morceaux de silex noir, de jaspe rouge sang et de roche verte, un autre des têtes de harpon en os de mâchoire de baleine munie de pointes d'obsidienne. Il y avait des piles de pourpier, percuteurs, bolas dont les poids étaient en pierre et non en défenses de morse, estomacs de lion de mer remplis de flétan séché, rouleaux d'intestins de phoque séchés pour faire des chigadax, paquets de fourrures et de peaux. D'autres déployaient des nattes d'herbe, des parkas en fourrure et des bottes en peau de phoque. Un autre encore des paniers pleins de plumes de roselin rose, des boucles de plumes de macareux orange et jaunes et de fragiles disques de perles taillés dans des coquillages.
Et tout ce que Kiin vit, elle en eut envie. Ses yeux s'emplirent de désir et, quand le désir fut trop grand pour ses yeux, il prit toute la place dans son cœur, lui causant une douleur qui ne partirait qu'avec l'oubli. Si bien qu'elle regrimpa les collines, pensa à la bruyère, aux oiseaux de mer et à l'étendue grise du ciel.
Oiseau Gris fut le premier des hommes de Kayugh à négocier. Il apporta aux marchands quelques fourrures et quelques figurines et revint aux ulas avec des griffes d'ours et une dent de baleine.
— Pour sculpter, dit-il à Coquille Bleue qui s'empressa de baisser la tête.
Mais Nez Crochu parla assez fort pour être entendue de lui :
— Alors, il va passer l'hiver à sculpter, même si nous n'avons pas assez de fourrures pour les parkas ni suffisamment à manger. Il est bon de savoir qu'Oiseau Gris va sculpter!
Kiin était stupéfaite. Elle possédait un plein panier de statuettes qu'elle avait faites depuis la mort de Qakan. Elle avait sculpté des guillemots et des cormorans, des aigles et sternes, des phoques veaux marins avec leurs grands yeux ronds. Elle avait représenté les choses qui étaient importantes pour elle : des figurines des ulas de son peuple sur l'île de Tugix, des objets pour l'aider à se souvenir de ce qu'elle avait perdu, pour montrer à Shuku et Takha ce qu'ils devaient savoir sur leurs pères et leur vrai peuple.
Kiin ouvrit la bouche pour parler à Nez Crochu et Chagak, leur parler des statuettes qu'elle pourrait peut-être troquer, mais son esprit lui dit : « Croi-ront-elles que tu te vantes? Tu penses que tes sculptures valent mieux que celles de ton père, mais ce n'est peut-être pas le cas. Tu sais qu'elles ne sont pas aussi bonnes que celles de Shuganan, qui sont incomparables. Si tu les emportes pour les échanger, les commerçants se moqueront sans doute de toi, une femme, qui essaie de troquer de petits animaux difformes contre de la nourriture, de l'huile et des fourrures. Attends, attends, réfléchis, attends. »
Kiin continua donc à couper du poisson et à remuer la soupe, à servir la nourriture aux commerçants contre des perles et des petits morceaux de silex. Et elle s'obligea à rester près des ulas pour s'habituer davantage à l'idée de troquer elle-même tout en offrant un regard terne. Alors, elle se redressa, s'étira et abandonna les peaux de cuisson. Elle passa près de son père qui, assis en haut de son ulaq, gloussait de plaisir devant ses trésors. Kiin demeura un moment à regarder Longues Dents et Kayugh qui travaillaient au troisième ulaq, destiné à Longues Dents et Premier Flocon et leurs familles. Puis elle se rendit dans le grand ulaq où elle vivait avec Amgigh.
Elle secoua les fourrures et lissa les nattes de la chambre d'Amgigh. Il n'était pas encore venu dans son lit et Kiin se sentait à nouveau attirée vers Samig; aussi savait-elle qu'elle devait garder ses yeux et ses pensées loin de lui, de peur qu'on ne sache ce qu'elle ressentait, de peur d'attirer la honte sur son époux. Mais elle tenait aussi ses pensées loin d'Amgigh, de son inquiétude devant son indifférence. Elle voulait oublier qu'il ne la revendiquait plus comme véritable épouse. Ses fils étaient en sécurité. C'était l'essentiel.
Elle se rendit à sa chambre et, sortant Shuku et Takha de leurs bandoulières, elle les installa dans leurs berceaux.
— Je reviens bientôt, murmura-t-elle en posant la main sur chaque petite tête. Dormez, dormez.
Puis, s'emparant d'un panier de figurines, elle le fourra sous son suk et quitta l'ulaq.
Les commerçants faisaient du bruit, certains racontant des histoires, d'autres discutant âpre-ment. Longtemps, Kiin regarda et écouta. Un homme prêt à négocier parlait d'abord du ciel, de la mer ou du soleil, puis faisait quelques politesses sur la pluie et le brouillard, peut-être quelques plaisanteries sur les autres commerçants. Les femmes ne troquaient pas, demeurant silencieuses près de leur époux, étalant des peaux, passant la main sur le duvet de la fourrure tandis qu'il évoquait les nombreux jours passés à chasser l'animal, la couleur inhabituelle de la fourrure, sa rare épaisseur. Kiin réalisa que, si Chagak avait des fourrures en trop, elle pourrait aisément les troquer contre de nombreuses choses. Les peaux de Chagak étaient bien plus belles que toutes celles-là. Les têtes de lance d'Amgigh étaient de loin supérieures à celles proposées ici, et l'huile de baleine était extrêmement précieuse, puisque les commerçants vivaient loin des plages des Chasseurs de Baleines.
Kiin eut d'abord envie de retourner dans son ulaq pour y cacher ses sculptures. « Qui en voudra ? murmura quelque esprit. Les hommes se gausseront d'une femme qui tente de commercer. »
Et elle eut l'impression que le paquet sous son suk dirait à tous combien elle était sotte. Puis elle songea au long hiver qui les attendait, à Shuku et Takha privés de nourriture, à son lait qui se tarirait parce qu'elle n'avait rien à manger, à Mésange allongée, pâle et immobile, à Kayugh et Chagak n'ayant rien pour l'alimenter. Alors, elle s'obligea à rester pour observer les marchands, pour décider de ce dont son peuple avait besoin, repérer qui avait de l'huile, qui du poisson, qui des peaux.
Soudain, tirant le plus d'air possible de ses poumons, Kiin se dirigea vers un couple qui proposait des paniers de bobines de varech et des estomacs de phoque de flétan séché. Kiin s'adressa d'abord à la femme :
— Veux-tu négocier avec moi? demanda-t-elle, oubliant, dans son inquiétude, de parler du temps, de la mer et du ciel.
La femme écarquilla les yeux et tira son mari par la manche, s'adressant à lui en langue Morse, avec des mots tranquilles, sans cesser de montrer Kiin du doigt.
L'homme la fixa du regard et Kiin, s'exprimant dans la langue Morse, lui dit :
— Je veux échanger contre du poisson.
Il faillit éclater de rire. Kiin voyait ce rire coincé derrière ses dents, caché dans ses joues, qui s'échappait par les rides au coin de ses yeux et le tremblement de son menton. Sachant de quoi elle avait l'air, d'une femme, rien qu'une femme, sans rien dans les mains, Kiin comprit la raison de son rire et lui sourit, car elle se voyait à travers ses yeux à lui comme quelque chose de drôle, qu'un commerçant rencontrait rarement, une femme qui voulait troquer sans rien à échanger.
— Que m'offres-tu? demanda-t-il enfin. J'ai une bonne épouse. Je n'ai nul besoin de ton hospitalité pour la nuit.
Kiin sentit soudain son visage la brûler. Confuse, elle s'empressa de fouiller tête baissée sous son suk.
Elle sortit du panier un petit morse gris, presque grand comme la main, sculpté en lignes régulières dans un morceau de bois flotté. Ses défenses étaient de petits points blancs taillés dans un os d'oiseau.
Kiin plaça la figurine sur la paume de sa main et remarqua les défauts de son travail. Les lignes n'étaient pas exactement ce qu'elle aurait voulu, pas tout à fait ce qu'elle avait vu avant d'entreprendre la sculpture. Levant alors les yeux sur le commerçant, puis sur sa femme, elle les vit qui fixaient la statuette du regard, ébahis.
— Où l'as-tu eue? s'enquit l'homme.
— Je l'ai faite.
Cette fois, l'homme partit d'un grand rire sonore.
— Les femmes ne sculptent pas, s'esclaffa-t-il.
Mais Kiin retint sa colère et haussa les épaules.
Qu'il croie ce qu'il veut. Elle connaissait la vérité.
— C'est à moi, pour que je puisse l'échanger.
Il plongea ses yeux dans ceux de Kiin, se tut longuement, puis chuchota à l'oreille de son épouse qui se leva, alla jusqu'à leur ik d'où elle extirpa deux estomacs de poisson.
— Deux, dit le marchand.
Le cœur de Kiin cogna violemment dans sa poitrine. Deux ventres de phoque de poisson contre une statuette sans valeur. Pourtant, quelque chose en elle la fit secouer la tête en signe de refus, la fit remettre la figurine dans son panier. Peut-être parce que le commerçant ne croyait pas que c'était elle qui l'avait sculptée. Après tout, ils n'étaient pas les seuls à proposer du poisson.
— Trois, dit l'homme.
Son panier serré sous son bras, Kiin fit le tour de l'homme et ouvrit un des récipients. Elle en sortit un morceau de poisson qu'elle mordit. Il était ferme et sec, de saveur agréable, sans le moindre arrière-goût de moisi.
— Trois, accepta Kiin.
Elle tendit le morse au commerçant qui aida sa femme à sortir les estomacs de phoque de l'ik.
— Acceptes-tu de me les garder? demanda Kiin. Je ne peux en porter qu'un à la fois.
— Ils seront en sécurité, assura le marchand. Samig se trouva soudain à côté de Kiin, les mains
sur les siennes. Il hissa deux estomacs de phoque, un sur chaque épaule.
— J'ai tout vu.
Kiin leva les yeux sur lui, lut l'approbation dans ses yeux.
— Laisse l'autre. Je reviendrai le chercher. Kiin l'accompagna aux ulas, baissa la tête
lorsqu'ils dépassèrent les femmes, lorsque Samig héla Coquille Bleue :
— Ta fille est une bonne commerçante. Oiseau Gris, le visage tiré, clignant les yeux, grogna :
— Alors, ce soir elle ramènera des commerçants dans l'ulaq de son mari. Il y a de la place dans sa chambre ?
D'une voix posée, Samig demanda à Kiin :
— As-tu d'autres statuettes?
— Beaucoup. Mais elles ne sont pas bonnes.
— Tu ne vois pas ce que les autres voient. Il y a un esprit en chaque figurine, quelque chose de plus que ce qui est sculpté. Retourne. Fais encore du troc. Nous n'avons pas pu chasser beaucoup cet été. Tu dois compenser et être notre chasseur.
68
L'homme était grand, sa peau était foncée. Ses cheveux, retenus en arrière par un ornement d'ivoire, étaient comme ceux d'une femme — noirs, raides, lui arrivant à la taille. Une couverture noire de plumes de macareux était jetée sur ses épaules et, comme il marchait, la couverture ondulait, allongeant encore sa foulée, obligeant les autres à s'effa-cer sur son chemin. L'homme s'arrêta devant l'ik d'un commerçant et Amgigh s'approcha. Oui, pas de doute. C'était le Corbeau.
Sa peau n'était pas aussi sombre qu'il paraissait. Des bandes de tatouages en travers de ses joues noircissaient son visage et on aurait dit qu'il avait enduit ses paupières de suie.
Un tremblement ébranla le ventre d'Amgigh, engourdit ses mains et ralentit ses pieds et ses jambes, rendant sa démarche malaisée.
Le Corbeau s'arrêta soudain et Amgigh entendit les mots de l'homme, les sons à la fois ronds et cliquetants de la langue Morse. Le Corbeau prit quelque chose sur une peau de phoque ocre d'un marchand. Le marchand plongea et agrippa ses mains. Amgigh vit que le Corbeau tenait le morse en bois flotté que Kiin avait échangé contre trois estomacs de phoque de poisson. Le Corbeau lâcha la figurine, recula en souriant, paumes ouvertes. Il posa une question, toujours en langue Morse, à laquelle le commerçant répondit, serrant la statuette contre sa poitrine.
Amgigh avait été époustouflé de ce qu'avait reçu Kiin en échange de sa sculpture. Après ce premier troc, Samig était venu le trouver et tous deux avaient accompagné la jeune femme pour l'aider à troquer d'autres sculptures contre de l'huile, du poisson, des fourrures et des peaux de phoque.
Il avait constaté avec fierté que les figurines de sa femme valaient beaucoup aux yeux des autres et s'était étonné que les commerçants y voient au-delà des lignes régulières d'un couteau sur du bois, du pouvoir. Chacun connaissait le pouvoir des statuettes de Shuganan, mais Shuganan était chaman, plus esprit qu'homme, même Oiseau Gris l'admettait. Et qu'était Kiin sinon une femme, une épouse ? Quel pouvoir pouvait-elle donner?
Elle était une bonne épouse, oui, et à cette pensée Amgigh leva de nouveau les yeux sur le Corbeau, vit pour la première fois qu'un morse était sculpté sur l'ornement d'ivoire dans ses cheveux. L'œuvre de Kiin, sans l'ombre d'un doute. L'œuvre de Kiin. Un chaman tel que le Corbeau portait donc les figurines de Kiin. Même un chaman discernait le pouvoir dans son travail.
Amgigh remonta les mains sur son visage, pressant le bout de ses doigts contre ses paupières. Pourquoi ne voyait-il pas ce que les autres voyaient ? Ses sculptures étaient bonnes, oui, mais... Peut-être ses yeux étaient-ils aveuglés par ses propres blessures, ses propres doutes. La première nuit de leur arrivée sur cette plage, il était allé dans l'abri de Kiin. Il l'avait observée lisser ses jambes d'huile, s'était allongé près d'elle. Il avait voulu la prendre mais, quand il l'avait regardée, il avait vu non seulement Kiin, mais le visage de Qakan flottant au-dessus d'elle comme un fantôme, et même une image de Samig, forte, vivante.
Et près d'eux, endormis dans leurs berceaux, les bébés. L'un son fils, oui, mais l'autre le fils de Samig. Tous deux grandiraient ensemble comme Samig et lui — rivaux en toutes choses. Son fils Shuku serait-il toujours le perdant, prendrait-il toujours moins de poisson, le phoque le plus petit, ne courrait-il jamais aussi vite, ne serait-il jamais le meilleur en aucune chose ?
Si tel était le cas, lui, Amgigh avait fait cela à Shuku; il avait permis à Samig de prendre Kiin, de mettre Takha en elle.
Et même avec Kiin près de lui, avec ses cheveux qui fleuraient bon l'huile de phoque et le vent, avec son souffle léger comme le duvet de l'épilobe, Amgigh avait éprouvé peu de désir pour son corps. Aujourd'hui, cependant, à la vue du Corbeau, Amgigh ressentait le besoin urgent de Kiin. Il avait envie de la sentir serrée contre lui, cette nuit, de savoir que, lorsqu'il s'éveillerait au matin, elle serait déjà en train de préparer à manger et, le soir, elle coudrait ou tisserait dans son ulaq.
Il s'éloigna de la plage d'un pas rapide. Il se dirigea vers les ulas. Sa mère et Nez Crochu étaient dehors à gratter des peaux de phoque.
— Où est Kiin?
Nez Crochu pointa le menton derrière elle. Amgigh dépassa les deux ulas terminés jusqu'à l'endroit où se situerait l'ulaq de Longues Dents. Baie Rouge, Trois Poissons et Kiin jetaient sur le sol des graviers et des coquilles écrasées. Des chevrons de bois flotté jaillissaient de murs de pierre à hauteur de poitrine. Amgigh observa Kiin lisser le gravier dans le sol de glaise à l'aide d'une lame d'argile plate.
Ses cheveux emmêlés lui retombaient dans les yeux et sur le visage. Trois Poissons et elle étaient accroupies, têtes penchées ensemble. Trois Poissons parlait, Kiin riait.
Amgigh dut appeler deux fois avant de se faire entendre. Kiin arriva enfin, franchissant prestement le mur de pierre, se glissant entre les chevrons.
Elle dégagea son visage et leva les yeux sur Amgigh. Il tendit la main et ses doigts parurent agir de leur propre gré pour toucher le visage de Kiin. Puis il se rappela son rôle d'époux et laissa retomber son bras, refusant de s'étonner de la douleur fulgurante qu'il éprouvait, comme si, en reculant, il avait arraché de son corps une partie de son esprit.
— Kiin, viens avec moi, dit-il.
Elle le suivit sans poser de questions.
Une fois à courte distance des ulas, hors de vue de Nez Crochu et suffisamment loin pour que le vent couvre leurs voix, il s'arrêta, fit volte-face et, cette fois, à l'abri des regards, s'autorisa à caresser le visage de Kiin. A repousser de ses joues ses mèches de cheveux.
Kiin ne souffla mot, mais Amgigh voyait que ses yeux s'arrondissaient d'inquiétude.
— Amgigh? murmura-t-elle enfin, comme une interrogation.
Amgigh s'accroupit et l'attira près de lui.
— Le Corbeau, dit Amgigh. Parle-moi de lui.
Les yeux toujours écarquillés, Kiin tourna son
visage vers celui de son époux.
— Il est là? s'inquiéta-t-elle.
— Non, répliqua Amgigh, si vite qu'il eut peur que Kiin ne sache qu'il ne disait pas la vérité.
Il prit une profonde inspiration pour obliger ses mots à sortir lentement :
— Non. Il n'est pas là. J'ai seulement besoin d'en savoir plus à son sujet. Tu étais ma femme, Kiin. J'ai besoin que tu sois de nouveau ma femme.
Il crut percevoir l'esquisse d'un sourire sur le visage de Kiin, pourtant elle détourna les yeux et, voyant qu'elle ne disait rien, Amgigh eut peur que les esprits n'aient récupéré ses mots, qu'elle ne se remette à bégayer et à hésiter comme du temps qu'elle vivait sur l'île de Tugix.
Mais elle répondit enfin :
— Il n'est pas mauvais, il n'est pas bon. Il est quelque chose comme...
Elle s'interrompit, passant ses mains dans sa chevelure avant de poursuivre :
— Il est lui-même, il fait ce qu'il veut, il ne pense pas aux autres, à ce qu'ils ressentent ou si ce qu'il fait pourrait blesser quiconque.
Elle se tourna pour affronter le regard d'Amgigh.
— Je ne peux pas expliquer. Il est... il est comme le vent. Le vent souffle et apporte des vagues qui détruisent un village, ou bien le vent souffle et apporte le corps d'une baleine pour que chacun ait de l'huile. Bienfaisant et malfaisant, les deux, tu vois, et peu lui importe que ce soit l'un ou l'autre.
— Tu as été sa femme, lâcha Amgigh d'une voix plate et dure.
— Pas dans son lit, objecta Kiin avec douceur. Mais j'ai tenu son ulaq en ordre, j'ai fait des vêtements pour lui, et j'ai sculpté quand il m'a dit de sculpter. J'ai fabriqué pour lui une couverture en plumes de macareux noir. Elle était belle. J'aurais bien voulu pouvoir te la rapporter.
Ses paroles arrivèrent dans la poitrine d'Amgigh et serrèrent son cœur dont les battements semblèrent courts et faibles.
— Tu lui as fait une couverture?
— J'étais sa femme. Il a ordonné, j'ai obéi.
— Non.
Le mot chassait la frayeur de son cœur qui se remit à battre. Il était de nouveau un homme, un homme prêt à lutter pour sa femme, pas un garçon affolé devant l'inconnu.
— Tu es ma femme. Tu as toujours été ma femme.
— Oui, assura Kiin, détournant le visage pour qu'il ne voie pas ce qu'il y avait dans ses yeux. Je suis ta femme, mais le Corbeau m'a donné de la nourriture et un endroit où vivre. J'ai pris soin de son ulaq et je lui ai fait des vêtements.
— Et réchauffé son lit, ajouta Amgigh.
— Non, tu sais bien que non.
Amgigh arracha un brin d'herbe qu'il tordit entre ses doigts.
— Si le Corbeau te trouve, il va vouloir te reprendre.
Kiin se tourna vers Amgigh. Son visage était blanc et ses yeux soudain creusés, comme si son esprit se refermait sur lui-même.
— Kiin, il va vouloir te reprendre, répéta Amgigh. Il va te vouloir et aussi mes fils.
— Oui, concéda-t-elle dans un souffle. Du moins Shuku.
Amgigh se leva et aida Kiin à se relever. Sans vérifier si les autres voyaient, si quelqu'un pourrait s'offenser, homme, femme ou esprit, animal marin ou oiseau, il l'attira dans ses bras et enfouit sa tête dans ses cheveux.
— Il ne t'aura pas. Tu es ma femme.
Alors Amgigh sut qu'il aurait dû l'appeler dans son
lit dès cette première nuit. Sinon, comment repousser les souvenirs et les esprits des autres ?
— Tant que durera le troc, je veux que tu restes à l'écart de la plage, décida Amgigh. Je vais demander à Trois Poissons de t'apporter les bébés. Conduis-les dans les collines et n'en sors pas. De cette façon, si le Corbeau vient, il ne saura pas que tu es là. Dès que les commerçants seront repartis, je viendrai te chercher.
Sur ces mots, il s'éloigna sans se retourner. Elle ne devait pas voir ce qu'il y avait dans ses yeux. Il savait ce qu'il avait à faire.
Kiin essaya de repérer dans le regard de Trois Poissons si elle savait quelque chose, mais le gros visage rond de la femme était plat, sans trace de tristesse, de colère ou de frayeur. Elle était assise, portant dans ses bras le bébé de Samig qui dormait en enroulant ses petits doigts autour des siens, des bulles de lait à la commissure des lèvres.
Amgigh était venu avec Trois Poissons, avait emmené les deux femmes loin de la plage, contourné les bords marécageux d'un lac, franchi des roseaux jusqu'à un haut monticule bordé de saules rabougris. Là, à l'abri du vent, Amgigh aida Kiin à dresser un toit de peaux, de bois flotté et de nattes, cependant que Trois Poissons s'occupait des bébés.
Quand ils eurent fini, Amgigh s'en alla, toujours sans un regard en arrière, ne s'arrêtant que pour caresser le visage des petits et presser sa joue contre celle de Shuku.
Trois Poissons et Kiin étaient seules, désormais, chacune berçant un bébé; Kiin aurait voulu redescendre avec Amgigh, ou être seule et faire monter ses chants à l'esprit qui pourrait empêcher le Corbeau d'accoster sur leur plage. S'il venait et voyait ses sculptures? Il saurait qu'elle était venue ici. Elle aurait dû y réfléchir plus tôt, mais qu'est-ce qui était pire — retourner avec le Corbeau chez les Chasseurs de Morses, ou voir les Premiers Hommes mourir de faim l'hiver prochain ?
Kiin enfouit le fils d'Amgigh sous son suk puis, dans le but de calmer son esprit, sortit son couteau courbe et le morceau de défense de morse sur lequel elle travaillait. Elle avait troqué une partie de ses sculptures contre de l'ivoire — dents d'ours et de baleine, défense de morse, et un étrange morceau d'ivoire jaune, plus rond qu'une défense de morse et sans le jaspe cassant en son centre; il y avait un vague motif de carreaux sur l'arête tranchante, clair et foncé comme les motifs que Chagak dessinait au bord de ses nattes d'herbe.
Kiin fit jouer entre ses doigts la défense de morse partiellement sculptée, l'imprégnant de la chaleur de ses mains, lissant ses doigts sur les crevasses. Le morceau était long comme sa main et, à l'extrémité cassée, aussi large que son poignet. La première fois qu'elle avait vu la défense, elle avait aussi vu ce qui était à l'intérieur : un ikyak, long et lisse, une extrémité relevée grâce à la courbe de la défense, l'autre épointée. Déjà, sous son couteau, l'ikyak avait commencé d'émerger.
Elle leva les yeux sur Trois Poissons, mais celle-ci chuchotait à l'oreille de Takha. Alors Kiin sculpta, s'aidant de son couteau pour gratter de longues boucles d'ivoire. Ce faisant, un chant monta, qu'elle ne pouvait garder en elle. Les yeux sur son ouvrage, elle fredonna, la sculpture et la mélopée se rejoignant en un chant unique, mains et voix.
Amgigh se rendit à la plage. La plupart des commerçants avaient remballé leurs marchandises pour la nuit. Il ne restait que quatre ikyan des Hommes Morses — celui du Corbeau, celui d'un homme appelé Chasseur de Glace et ceux des deux fils de Chasseur de Glace. Chasseur de Glace parlait la langue des Premiers Hommes et passa le plus clair de la soirée à deviser avec Amgigh.
— Kiin est une bonne épouse, oui, dit Chasseur de Glace. Mais elle ne vaut pas un combat qui te tuera, et le Corbeau en a tué d'autres. Il n'a pas peur de se battre. Laisse-lui la femme.
— Et mes fils? s'enquit Amgigh.
— Non, ne lui donne pas tes fils, répondit Chasseur de Glace. Les femmes de notre village pensent qu'il existe une malédiction et qu'un de tes fils doit mourir. Si tu le laisses emporter tes fils, l'un d'eux sera tué.
— Le Corbeau le tuera?
— Non, le Corbeau les veut tous les deux vivants, mais songe combien il est facile qu'un bébé tombe d'un ik ou qu'un harnais de jeune garçon cède quand il ramasse des œufs.
Amgigh hocha la tête. Oui, il serait commode de tuer un fils ou l'autre, et s'il se souciait davantage de Shuku, il aurait aussi une immense peine si Takha était tué. Et Kiin? Comment supporterait-il de la perdre à nouveau ?
— Je me battrai pour elle, dit Amgigh à Chasseur de Glace.
— Alors je te verrai quand j'arriverai dans les Lumières Dansantes.
Tous deux allèrent trouver le Corbeau et Amgigh attendit que Chasseur de Glace ait parlé à l'homme. Amgigh observa les yeux du Corbeau se rétrécir, ses sourcils se froncer en une seule ligne sous son front.
— Il la veut, elle et les deux fils, annonça Chasseur de Glace à Amgigh.
Amgigh écouta sans détacher ses yeux du visage du Corbeau. Peut-être l'homme était-il sans honneur; peut-être le tuerait-il s'il détournait les yeux, fût-ce un instant.
La main d'Amgigh erra au-dessus de son couteau à longue lame. Le Corbeau était peut-être un meilleur lutteur. Que savait Amgigh du combat entre hommes ? Mais le Corbeau n'aurait pas de meilleure arme que la sienne. Combien connaissaient le secret de la taille de l'obsidienne ? Combien connaissaient le lieu secret sur Okmok où l'on trouvait la pierre sacrée ?
— C'est ma femme et ce sont mes fils, déclara Amgigh.
Il essaya de saisir les yeux du Corbeau, de les retenir avec les siens. Existe-t-il une autre façon pour un homme de raisonner avec d'autres hommes? Mais le Corbeau regardait droit devant lui, comme s'il ne voyait pas Amgigh, comme si Amgigh n'était même pas sur la plage. Alors, Amgigh s'adressa à Chasseur de Glace :
— Qakan n'avait aucun droit de vendre Kiin, mais quel que soit le prix payé par le Corbeau, je le rembourserai.
Amgigh attendit pendant que Chasseur de Glace, utilisant ses mains et de nombreux mots, parlait de nouveau au Corbeau. Mais le Corbeau jeta à terre sa couverture de plumes noires et, avec colère, regagna son abri.
Alors, Chasseur de Glace se tourna lentement pour faire face à Amgigh :
— Il refuse de négocier pour elle, mais il se battra contre toi pour elle et pour les fils. Lance ou couteau, il s'en moque.
— Couteau, décida Amgigh en pressant la main contre l'étui recouvrant sa lame d'obsidienne.
Okmok était plus fort que le Corbeau.
La plage était déserte. Les commerçants dormaient encore, certains dans le grand ulaq des Premiers Hommes, d'autres dans des abris de fortune. Amgigh n'avait rien raconté à Samig de ce qui se passait. Quand son frère s'était assis à côté de lui la nuit dernière pour lui demander où étaient Kiin et Trois Poissons, Amgigh avait répondu qu'elles étaient dans les collines, loin des commerçants, loin du bruit qui faisait pleurer les bébés. Elles reviendraient le lendemain, avait affirmé Chagak. Samig avait haussé les épaules. Mais Amgigh savait son frère soucieux et comprenait sans colère que son inquiétude était autant pour Kiin que pour Trois Poissons.
Pourtant, Amgigh ne pouvait dire la vérité à son frère, qui l'avait toujours aidé, qui lui avait tout appris. Enfin venait le tour d'Amgigh de se battre, d'être l'homme.
Amgigh se dirigea vers la plage dont le sable était constellé de traces de pas au-dessus de la ligne de marée, mais lisse au-dessous, ses propres pas formant des empreintes neuves sur le sable vierge. Il remarqua du mouvement dans l'abri des deux Hommes Morses et marcha alors jusqu'à eux, et attendit debout devant le rabat de la porte que le Corbeau paraisse.
Le Corbeau ne portait que ses tabliers. C'était un homme grand, plus grand que Kayugh et plus large que Samig. Il resta un moment sans parler, puis appela quelqu'un dans l'abri. Chasseur de Glace émergea.
— Amgigh, dit Chasseur de Glace, solennel. Il veut savoir si tu désires toujours te battre.
— Demande-lui s'il compte quitter cette plage et laisser ma femme et mes fils.
Chasseur de Glace traduisit. Le Corbeau hurla de rire, marmonna quelque chose, et se tourna vers Amgigh, sourcil levé.
— Il demande si tu veux te battre ici ou ailleurs, dit Chasseur de Glace.
— Sur la plage, là où c'est plat, répondit Amgigh.
Sans se détourner, il désigna un endroit derrière
lui où l'eau avait laissé le sable immaculé.
Le Corbeau acquiesça d'un signe de tête et les deux hommes se dirigèrent lentement jusqu'au replat. Amgigh, la main gauche sur son amulette, tira lentement son couteau de son fourreau, faisant bouger la lame pour que la lumière se prenne dans ses faces translucides.
Le Corbeau devait savoir contre quoi il luttait. Il devait savoir qu'il y avait là davantage que l'esprit d'un seul homme.
Amgigh vit la surprise sur le visage du Corbeau, puis un lent sourire, et Amgigh vit le Corbeau tirer son propre couteau, dont la lame était plus longue que celle du couteau d'Amgigh. Les doigts de quelque esprit enserrèrent sa poitrine. La pression ralentit le rythme de son cœur, arracha le courage d'Amgigh de ses mains et de ses pieds, au point que ses bras et ses jambes furent soudain lents et faibles.
C'était le couteau d'obsidienne d'Amgigh, le frère du couteau de Samig. Qakan avait dû le voler quand il avait emmené Kiin, puis le troquer.
Le Corbeau tenait le couteau et riait. Peut-être l'esprit du couteau se souviendra-t-il que c'est moi le véritable propriétaire, songea pourtant Amgigh.
Lentement, Amgigh leva son couteau, lentertient, il commença à marcher en cercle.
Une légère brume s'était mise à tomber, trempant les peaux et les nattes de leur abri. Kiin avait froid et faim. Au cours de la nuit, Trois Poissons avait mangé toute la nourriture qu'Amgigh leur avait apportée, et maintenant, elle ne cessait de jacasser. Les mots s'écoulaient de sa bouche comme de l'eau de source, bouillonnant, écumant, jusqu'à ce que l'abri soit tellement rempli de bruit que Kiin se demanda comment il restait encore de la place pour les rigoles d'eau qui se frayaient un chemin entre les peaux et les nattes pour goutter sur les cheveux et lui dégouliner dans le cou.
Elle sortit Takha de son suk. Peut-être que si Trois Poissons le prenait dans ses bras, elle se calmerait. Kiin l'enveloppa dans une des fourrures sèches de son lit et le tendit à la femme. Le bébé ouvrit les yeux, regarda Kiin d'un air solennel, puis tourna la tête vers Trois Poissons et sourit. Trois Poissons éclata de rire et se remit à babiller, pour l'enfant, cette fois.
Kiin soupira et posa les yeux sur Shuku, toujours dans son suk. Soudain, elle entendit.
— Ton père se battra et tu seras en sécurité. Tu comprends? En sécurité. Ne t'inquiète pas. Il est fort.
Kiin saisit Trois Poissons des deux bras.
— Qu'as-tu dit?
— Seulement ce qu'Amgigh m'a expliqué, que nous devions rester ici parce qu'il y a des hommes sur la plage qui veulent faire du troc pour des femmes.
— Et Amgigh va se battre contre eux?
Trois Poissons se libéra de l'emprise de Kiin et se recroquevilla contre le mur humide de leur abri.
— Il a dit peut-être. Tout ce que je sais, c'est qu'il en a vu un avec une couverture noire sur les épaules. Même son visage était noir. Je crois que Samig et Amgigh avaient peur qu'ils ne nous veuillent.
— Le Corbeau, murmura Kiin.
Prononcer ce nom réduisit son esprit en miettes ; ses bords pointus tailladaient les parois externes de son cœur.
Trois Poissons avait repris son babillage, le visage contre celui de Takha, mais Kiin rampa jusqu'à elle et attendit qu'elle lève les yeux. Le sourire de Trois Poissons s'évanouit. Alors, Kiin prit sa main.
— Nos maris sont frères, dit Kiin en obligeant ses paroles à être douces, afin que Trois Poissons comprenne. Nos maris sont frères, alors nous sommes sœurs.
— Oui.
— Je dois aller sur la plage maintenant, Trois Poissons, mais il vaut mieux que tu restes ici avec Takha. Empêche-le de pleurer aussi longtemps que possible. S'il dort, c'est bien. Mais s'il pleure trop fort pour que tu puisses le calmer, emmène-le chez Baie Rouge. Elle a du lait. Elle le nourrira.
Alors, Kiin dénoua la ficelle de babiche au bout de laquelle pendait la sculpture que Chagak lui avait donnée, et la tendit à Trois Poissons.
— C'est pour toi, c'est un cadeau.
Trois Poissons ouvrit sa main sur la figurine représentant un homme, une femme et un enfant.
— Samig m'en a parlé. C'est Shuganan qui l'a faite. Je ne peux pas l'accepter.
Mais Kiin referma ses mains sur celle de Trois Poissons.
— Il le faut. Nous sommes sœurs. Tu ne peux refuser mon cadeau.
Puis elle déballa ce qu'elle avait achevé la nuit précédente, au cours de cette longue nuit où le sommeil refusait de venir. C'était l'ikyak en défense de morse. Après avoir achevé de sculpter l'ikyak en ivoire, Kiin l'avait coupé en deux. Afin de protéger ses fils, Kiin agit selon les préceptes de Femme du Ciel. Ses fils partageraient un seul ikyak. Elle prit deux cordelettes de nerf tressé et en noua une autour de la moitié avant de l'ikyak, noua l'autre autour de la moitié arrière de l'ikyak, suspendit une cordelette autour du cou de Takha, l'autre autour du cou de Shuku.
— Quand je ne suis pas là, tu es la mère de Takha, dit Kiin à Trois Poissons. Il est le fils d'Amgigh mais aussi de Samig. Tu vois, il a les larges mains de Samig, et ses cheveux épais. Tu es mère. Assure-toi que Baie Rouge le nourrit.
Kiin empaqueta ses outils à sculpter et ses fourrures de couchage et se les noua dans le dos. Trois Poissons leva les yeux quand Kiin ouvrit le rabat de la porte.
— Où vas-tu? s'inquiéta-t-elle.
— Aider Amgigh.
Puis, comme si elle pensait ne jamais revenir, Kiin ouvrit les bras à Takha.
Trois Poissons lui tendit le bébé et Kiin le souleva hors des couvertures de fourrure. Elle caressa ses bras et ses jambes dodues, son ventre doux. Puis elle le rendit à Trois Poissons et se glissa hors de l'abri, sous la pluie.
— Je le reverrai ce soir, dit Kiin au vent.
Elle attendit une réponse, mais il n'y eut rien. Pas de réponse, pas de murmure pour arracher ses doutes.
Kiin serra Shuku dans ses bras, seul dans sa bandoulière, et entreprit sa marche vers la plage.
69
Samig ne sut trop ce qui le réveilla. Il ne se rappelait aucun rêve, aucun murmure des esprits, aucun son parvenant de la grande pièce de l'ulaq. Évidemment, Trois Poissons et Kiin passaient la nuit dans les collines. Qui pouvait le leur reprocher? Il n'était pas facile, surtout aux femmes, de s'accommoder du bruit et des tracasseries des commerçants. Même Trois Poissons était poursuivie par des marchands qui demandaient pour une nuit l'hospitalité de sa chambre. Et que dire de Kiin, une femme si belle connue pour son habileté à sculpter? Qui avait jamais entendu parler d'une femme possédant un tel don? Tous les hommes la désiraient, tous voulaient une chance d'augmenter leur pouvoir en menant Kiin à leur couche.
Samig se glissa hors de sa robe de nuit et alla dans la pièce principale. Toutes les lampes à huile étaient éteintes sauf une, mais une lumière grise filtrait du trou du toit. Samig ouvrit le rideau d'Amgigh et appela son frère.
— Je pars à la pêche, espèce de paresseux. Viens avec moi.
Voyant qu'Amgigh ne répondait pas, Samig repoussa le rideau. Personne. Haussant les épaules, il se rendit à la cache de nourriture mais, tirant une peau de viande de phoque séchée que Kiin leur avait procurée avec ses figurines, il s'interrompit au milieu de son geste.
Son cœur se mit à battre la chamade, sa poitrine se gonfla de sang. Ses mains tremblaient et, quand il serra les poings, il sentit le tressaillement remonter le long de ses bras. Que se passait-il ? Il était là, dans son propre ulaq. Tout allait bien. Amgigh l'aurait appelé, autrement. Pourtant, le tremblement le reprit et son cœur cogna de nouveau trop fort. Peut-être était-il arrivé quelque chose à Kiin, à un de ses fils. Ou peut-être à Trois Poissons.
Il enfila son parka et sortit. Un vent froid soufflait en provenance de la mer et le ciel était gris d'une pluie brumeuse. Samig leva les yeux en direction des collines où Kiin et Trois Poissons avaient passé la nuit, mais il ne vit personne, alors il porta son regard vers la mer. L'ulaq était haut placé et offrait une bonne vue sur le rivage. Il n'y avait aucun ikyak dans l'eau.
Il est tôt, songea Samig. Les commerçants sont devenus paresseux. Il se tourna alors vers l'étendue de sable plat près de la ligne de marée. Le souffle coupé, il comprit pourquoi son cœur s'était emballé. L'esprit d'Amgigh avait appelé son esprit, l'avait invoqué de douleur, d'effroi.
Samig se précipita vers la plage, vers son frère, vers le cercle des marchands rassemblés. Samig s'infiltra à l'intérieur du cercle. Un Homme Morse se battait avec Amgigh. Sa poitrine nue luisait de sueur. Amgigh se tenait devant lui, une main agrippée à son amulette. L'autre était vide et saignait abondamment. L'Homme Morse avait tranché un doigt d'Amgigh; le couteau et le doigt gisaient ensemble sur le sable.
L'Homme Morse leva une main, paume ouverte.
Il parla en langue Morse. A son souffle court, Samig sut que le combat durait depuis longtemps. L'homme désigna Samig.
Un des spectateurs leva les mains vers Samig.
— Je suis Chasseur de Glace. Celui qui lutte est le Corbeau. Il demande si tu es Samig, le frère d'Amgigh.
— Oui. Mais comment sait-il qui je suis ?
— Sa femme, Kiin, lui a parlé de toi.
— Le Corbeau? dit Samig.
Chasseur de Glace hocha la tête. Celui qui avait acheté Kiin à Qakan. Ainsi, il était là pour revendiquer Kiin, peut-être pour réclamer ses fils.
« Tu aurais dû parler à Kiin, murmura l'esprit de Samig. Tu aurais pu l'aider; tu aurais organisé la surveillance de cet homme ; empêché le combat. » Mais il lui avait semblé suffisant que Kiin soit vivante et lui ait donné un fils. S'il s'était autorisé à lui parler, aurait-il pu s'empêcher de la prendre dans ses bras, aurait-il pu s'empêcher de la revendiquer comme épouse? Elle était sienne. L'appartenance était dans les yeux de Kiin chaque fois qu'il la regardait. S'il avait pris le temps de lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres, de lui parler, d'homme à femme, comment aurait-il pu s'empêcher de trahir Amgigh, de trahir Trois Poissons ?
L'homme près de Samig attendait, mains ouvertes.
— Dis à ton ami que, s'il tue mon frère Amgigh, il doit être prêt à se battre contre moi, car je le tuerai.
Samig regarda Amgigh du coin de l'œil et vit son frère baisser les bras, vit ses yeux quitter le Corbeau pour se poser sur Samig.
— Ne lutte pas contre lui, clama Amgigh. Il a tué de nombreux hommes. Que sais-tu des combats ?
Samig faillit lui retourner sa question, mais se ravisa. Pourquoi lui ôter toute confiance ?
Alors, Samig sortit son propre couteau, celui qu'Amgigh avait fait pour lui. Il le lança à son frère qui le rattrapa de sa main indemne. Il sourit à Samig avec une tristesse teintée d'amertume.
Soudain, le Corbeau plongea en avant, attrapant Amgigh avant qu'il n'ait le temps d'esquisser le moindre geste. La lame fit une profonde estafilade dans le bras gauche d'Amgigh. Samig grogna et son couteau de manche se retrouva dans sa main. Au même instant, Chasseur de Glace surgit à côté de Samig et lui emprisonna le poignet.
— Ce qui est juste est juste, martela Chasseur de Glace. Qui es-tu pour dire lequel des deux hommes a raison? Que les esprits décident.
Amgigh serra les dents pour empêcher les esprits qui apportent la douleur d'entrer par sa bouche. Puis Amgigh se rua en avant et entailla la poitrine nue du Corbeau. Une ligne de sang perla et goutta sur le sable.
Une fois encore, les couteaux furent projetés avec force, et encore. Le couteau du Corbeau fit jaillir du sang, puis celui d'Amgigh. Les deux hommes reculèrent, se tinrent un moment debout, mains sur les genoux, respirations profondes, longues et dures. Puis le Corbeau fonça en avant. Cette fois, son couteau heurta le couteau d'Amgigh. La lame d'Amgigh se cassa et la pointe s'envola en un grand arc de cercle, d'abord vers le haut comme un oiseau prenant son essor, puis vers le bas, pour se ficher dans le sable.
Alors Samig vit la peur dans le visage d'Amgigh et, avec une nausée qui souleva son estomac, Samig comprit ce qu'Amgigh savait quand il lui avait lancé le couteau, savait en le lui offrant. Pourtant, Samig laissa ses yeux retenir ceux de son frère, laissa son frère voir que la peur d'Amgigh était sa propre peur, qu'esprit à esprit, ils étaient toujours frères.
Alors, là aussi pour la première fois, Samig vit la ligne des sculptures de Kiin qui se tenaient du côté du cercle où était le Corbeau. Les figurines étaient celles que Samig et Amgigh l'avaient aidée à négocier contre de la nourriture et des peaux, contre la vie de leur peuple cet hiver.
Le Corbeau recula, posa les mains sur ses genoux pliés, et respira profondément. Amgigh fit de même, le sang ruisselant de son doigt tranché.
— Les animaux, murmura Samig à l'Homme Morse à son côté, ils appartiennent au Corbeau ?
— Il les a achetés. Tous.
Dix et encore dix, compta Samig. Les animaux de Kiin. Maintenant, ils donnaient le pouvoir à l'homme qui allait tuer son mari. Alors, Samig sentit une main sur son épaule, se retourna et vit Kiin.
— Qu'ai-je fait? chuchota-t-elle. Qu'ai-je fait à mon époux?
Et Samig vit que les yeux de Kiin étaient eux aussi plantés sur les animaux, sur le cercle de sculptures qui observaient : le gris doux du bois, le jaune dur de l'ivoire, le scintillement de multiples yeux, de multiples esprits sur le sol qui donnaient le pouvoir au Corbeau.
Puis, soudain, Amgigh regarda Kiin, et Samig sentit leurs esprits attirés l'un vers l'autre, et la tristesse de Kiin était si forte que Samig la sentit s'écraser contre lui comme le pouvoir de la mer, vague après vague.
Une fois de plus, Samig sortit son couteau de manche. Il le tint bien haut, visible pour les Hommes Morses. C'était un couteau petit, mais très pointu, avec une lame d'andésite. Il le lança à Amgigh, mais au moment où Amgigh tendait la main pour s'en saisir, le Corbeau bondit en avant et enfonça son couteau dans le ventre d'Amgigh. Amgigh recula en titubant, et le couteau de manche tomba. Amgigh s'écroula sur les mains et les genoux; son sang tachait le sable. Il s'empara du couteau de manche mais le Corbeau lui décocha un coup de pied dans le flanc, puis un deuxième, puis un autre. Amgigh planta la courte lame dans la jambe du Corbeau, qui frappa de nouveau du pied, cette fois dans le visage d'Amgigh.
La tête d'Amgigh fut projetée en arrière et Samig entendit le claquement de l'os. Amgigh s'évanouit et le Corbeau fut sur lui, le retourna et lui ficha son couteau dans la poitrine. Samig se précipita. Le Corbeau se releva, recula pour laisser place à Samig qui s'agenouilla près de son frère.
Samig comprima les blessures, mais ses mains étaient incapables de retenir le sang, d'en interrompre le flot.
Alors, Kiin vint à leur côté. Elle posa les bras sur la poitrine d'Amgigh. Ses cheveux étaient rouges du sang de son époux. Elle serra son amulette, la frotta sur le menton d'Amgigh, sur ses joues.
Amgigh inspira profondément, essaya de parler, mais ses mots se perdaient dans le sang qui sortait en bulles de sa bouche. Il respira de nouveau et s'étouffa. Puis ses yeux roulèrent en arrière et s'agrandirent pour libérer son esprit.
Kiin prit la tête d'Amgigh dans ses bras et, doucement, très doucement, Samig entendit les mots d'un chant, pas une ode funèbre, mais un des chants de Kiin — des mots qui demandaient aux esprits d'agir, des mots qui suppliaient le pardon d'Amgigh, qui maudissaient les animaux que Kiin avait sculptés.
Enfin, Kiin se releva et s'essuya les yeux du revers de la main.
— Il est parti. J'aurais dû venir plus tôt. J'aurais dû savoir qu'il combattrait le Corbeau. C'est ma faute, je...
Mais Samig pressa ses doigts contre les lèvres de Kiin.
— Tu n'aurais pas réussi à l'arrêter, protesta-t-il.
Et il posa sa main sur la tête de Kiin.
— Tu es ma femme, maintenant. Je ne laisserai pas le Corbeau te prendre.
— Non, Samig. Tu n'es pas assez fort pour le tuer.
Mais la colère brûlait dans la poitrine de Samig,
dans sa gorge, dans ses yeux.
— Un couteau, cria-t-il en se tournant vers les hommes rassemblés autour de lui.
Quelqu'un lui tendit un couteau, de piètre facture, le tranchant émoussé, dont Samig s'empara pourtant, sa rage lui montrant l'arme pour meilleure qu'elle ne l'était réellement.
Le Corbeau serra les dents et lui hurla quelque chose en langue Morse.
— Il ne veut pas se battre avec toi, expliqua Kiin entre deux sanglots. Samig, je t'en prie. Tu n'es pas assez fort. Il te tuera.
N'écoutant personne, Samig plongea en avant, le poignet tordu pour diriger vers le Corbeau le tranchant le plus long de la lame. Le Corbeau s'accroupit et marmonna des mots de fureur, des mots qui se glissaient entre ses dents serrées. Samig s'approcha, assez près pour saisir le revers de la main du Corbeau, arracher la peau, faire jaillir du sang, mais le Corbeau ne bougeait toujours pas.
L'homme appelait Kiin d'une voix forte, avec des paroles Morses incompréhensibles pour Samig. Kiin répondit dans la même langue, sa voix montant du cercle de ses animaux sculptés. Samig regarda un moment dans sa direction. Kiin poussait les animaux dans le sol et les enfouissait dans le sable.
À ce moment, Samig sentit le couteau du Corbeau taillader le haut de son poignet droit, la lame d'obsidienne mordre à travers sa peau jusqu'aux tendons et aux muscles. Samig sentit la force quitter sa main, comme si le couteau du Corbeau arrachait le pouvoir par la blessure. Samig essaya d'ouvrir les doigts, de libérer son propre petit couteau dans sa main gauche, mais en vain.
Kiin se planta entre les deux hommes.
— Non, dit-elle. Je vous en prie, non.
Petit Couteau était là aussi, ses mains agrippant celles de Samig.
— Tu ne peux pas gagner. Regarde ta main.
Samig baissa les yeux et vit le sang, les doigts qui
refusaient de lui obéir.
— Je dois combattre, répéta-t-il, rageur. Je ne peux le laisser prendre Kiin.
Mais Petit Couteau détourna les yeux pour qu'ils ne rencontrent pas ceux de Samig.
— Ne te bats pas, supplia Kiin. Tu as Petit Couteau. C'est ton fils, maintenant. Tu as Trois Poissons. C'est une bonne épouse. Un jour, tu seras assez fort pour combattre le Corbeau et gagner. Jusqu'à ce moment, je resterai avec lui. Je ne suis pas assez forte pour lui tenir tête, mais je le suis assez pour t'attendre.
Alors, Chasseur de Glace s'approcha de Kiin, prit le bras de Samig et mit une lanière de cuir de phoque autour de son poignet ensanglanté afin de comprimer la blessure.
— Tu n'as aucune raison de te battre, déclara Chasseur de Glace. Le premier combat fut juste. Les esprits ont décidé. Sinon, pourquoi le couteau de ton frère se serait-il brisé?
Samig eut alors l'impression que la force de sa main et tout le pouvoir qui lui restait s'échappaient de lui avec le sang de son poignet. Il n'eut pas de mots à opposer à Petit Couteau ou à Chasseur de Glace. Il n'eut pas de promesses à offrir à Kiin.
Kiin ôta le collier que Samig lui avait donné la nuit de son attribution de nom et le passa lentement au-dessus de sa tête.
— Un jour, tu le combattras, dit-elle, et ce jour-là tu me rendras ce collier.
Elle se tourna vers le Corbeau :
— Si je dois partir avec toi, que ce soit maintenant.
Elle s'était exprimée d'abord dans la langue des Premiers Hommes puis elle répéta ses paroles dans la langue des Hommes Morses.
Le Corbeau posa une question et Kiin répondit, d'abord dans la langue de son peuple puis dans celle du Corbeau.
— J'ai donné Takha à l'esprit du vent ainsi que grand-mère l'avait prescrit.
L'esprit de Samig, lourd de la mort d'Amgigh, fut ébranlé par ces mots. Elle avait donné Takha au vent? Son fils, sans lui en parler, sans...
Alors, Kiin releva son suk et prit Shuku. Elle s'adressa au Corbeau dans la langue Morse, puis, comme si elle continuait de lui parler, s'exprima dans celle des Premiers Hommes :
— C'est ton fils, mais ce n'est plus Shuku. C'est Amgigh.
Et Samig vit la colère sur le visage du Corbeau, ses yeux s'obscurcir, devenir aussi noirs que l'obsidienne la plus noire. Kiin ne cilla pas, ne frémit pas, même lorsque l'homme leva une main pour la frapper.
— Frappe donc, dit Kiin au Corbeau. Montre-leur qu'un chaman ne possède que le pouvoir de la colère contre sa femme, le pouvoir de ses mains, le pouvoir de son couteau.
Puis elle ajouta dans un quasi-murmure :
— Un homme n'a pas besoin d'un esprit puissant quand il a le plus gros couteau, un couteau volé.
Alors, le Corbeau jeta à terre le couteau d'obsidienne. Kiin le ramassa, se dirigea vers Samig et plaça le couteau dans sa main gauche. Ses yeux se plantèrent dans ceux de Samig et il lut la douleur.
— Toujours, murmure-t-elle, toujours je serai ta femme.
Le Corbeau fit signe aux hommes qui l'accompagnaient. L'un ramassa les sculptures de Kiin; un autre mit l'ik du Corbeau à l'eau.
— Nous ne reviendrons pas sur cette plage, marmonna le Corbeau.
Mais Kiin se pencha et ramassa une poignée de petits galets. Une fois encore, elle regarda Samig, puis elle se détourna, suivit le Corbeau dans l'ik et y grimpa tandis qu'il le poussait dans la mer.
Samig porta sa main blessée au collier que Kiin lui avait donné. Les perles de coquillages étaient encore chaudes de la chaleur de son cou. Il regarda l'ik du Corbeau rapetisser sur l'eau, regarda dans l'espoir que Kiin se retournerait une dernière fois, mais une part de son esprit savait qu'elle n'en ferait rien.
Il baissa sa main blessée. Du sang s'échappait de la peau de phoque et ses doigts étaient toujours refermés sur le couteau du chasseur Morse à la lame émoussée. Dans sa main gauche, le couteau d'obsidienne d'Amgigh, marqué du sang d'Amgigh.
Chagak et Nez Crochu étaient sur la plage, sa mère agenouillée près d'Amgigh, berçant la tête d'Amgigh sur ses genoux, son chant s'élevant en signe de deuil. Trois Poissons était là, elle aussi, le visage strié de larmes.
— Il a pris Kiin? demanda-t-elle.
Elle essuya ses yeux au revers de sa manche et entama elle aussi un chant funèbre, venu des Chasseurs de Baleines, différent de la mélopée de Chagak.
Samig s'éloigna. Il avait besoin d'être seul, loin des bruits du deuil, loin du spectacle de son frère, du chagrin de sa mère. Mais Trois Poissons le suivit, sans cesser de chanter de sa voix rauque.
Elle tendit brusquement les mains et Samig baissa les yeux. Dans les bras de Trois Poissons, se lovait le fils qu'il avait eu avec Kiin. Le bébé regardait dans les yeux de Samig qui ressentit soudain un pouvoir semblable au pouvoir des vagues, esprit à esprit.
Il lâcha le couteau d'Amgigh et tendit les bras. La main du bébé se referma sur les doigts de Samig, d'une prise bien ferme. Les chants funèbres s'élevaient autour d'eux. Mais n'étaient pas assez puissants pour couvrir le grondement de la mer.
REMERCIEMENTS
Ma sœur la lune est fondé sur des recherches approfondies mais, comme toute œuvre de fiction, elle repose sur mon interprétation des faits et ne reflète pas nécessairement l'opinion des experts qui m'ont si généreusement accordé de leur temps et de leur savoir dans ce projet.
Ma gratitude s'adresse tout particulièrement à ceux qui ont lu Ma sœur la lune dans ses diverses versions manuscrites : mon mari, Neil ; mes parents, Pat et Bob McHaney; mon grand-père, Bob McHaney, Sr. ; mon amie Linda Hudson. Je remercie également Neil pour son travail informatique sur les cartes et la généalogie de l'ouvrage.
Un sincère remerciement à mon agent Rhoda Weyr, femme d'affaires sagace et, de surcroît, lectrice attentive et avisée ; à mes éditeurs, Shaye Are-heart et Maggie Lichota pour leur travail méticuleux.
Je ne pourrai exprimer à sa juste mesure ma gratitude envers le Dr William Laughlin, qui continue de soutenir mon travail par le matériau et les encouragements qu'il me procure.
Un remerciement tout spécial à Mike Livingston qui a mis à ma disposition sa bibliothèque complète sur son peuple, les Aleut. Sans lui, je n'aurais jamais pu me procurer la plupart de ces ouvrages, épuisés depuis longtemps. Je suis très touchée qu'il partage volontiers ses connaissances sur son peuple, ses îles et le maniement d'un kayak.
Je ne saurais oublier ceux qui m'ont fourni mille sources de renseignements, écrites ou orales : Mark McDonald, The American Speech-Language-Hea-ring Association, Gary Kiracofe, le DrGreg Van Dussen, Abi Dickson, Ann Fox Chandonnet, Rayna Livingston, Linda Little, le Dr Ragan Callaway, Dor-thea Callaway et Laura Rowland. Merci aussi à Sherry Ledy pour la patience et la bonne humeur dont elle a fait preuve en m'enseignant l'art de la vannerie, et à Russell Bawks pour les longues heures qu'il a passées à taper mes notes de recherche.
Neil et moi tenons à remercier Dorthea, Ragan et Karen Callaway, ainsi que Rayna et Mike Livingston, qui nous ont ouvert leur maison lors de nos récents voyages en Alaska et dans les îles Aléou-tiennes.
Merci également au Dr Richard Ganzhorn et aux membres de son équipe, Sharon Bennett et David Stricklan, CST, qui ont répondu à mes questions d'ordre médical concernant les blessures au couteau; et à Cathie Greenough qui a bien voulu me faire partager ses grandes connaissances acquises après des années à s'occuper de femmes et d'enfants battus.
Ma profonde admiration et mon profond respect vont à ces quatre femmes qui, battues dans leur enfance, m'ont ouvert leur cœur et raconté l'histoire de leurs douleurs, de leurs peurs, de leur résistance et de leur victoire.
Juillet 1991 Pickford, Michigan
GLOSSAIRE DES MOTS INDIGENES
Aka : (aleut) en haut, qui se dresse.
Alananasika : (aleut) chef chasseur de baleines.
Amgigh : (aleut) (se prononce avec une voyelle non définie entre le m et le g et une terminaison muette) sang.
Atal : (aleut) brûlure, flamme.
Babiche : lanière faite de cuir brut. Vient probablement du mot indien cree assababish, diminutif de assabab, fil.
Chagak : (aleut) également Chagagh — obsidienne (dans le dialecte aleut atkan, cèdre rouge).
Chigadax : (aleut) (terminaison muette) parka, imperméable fabriqué avec des intestins de lion de mer, d'ours ou d'œsophage de lion de mer, ou de la peau de langue de baleine. Le capuchon porte un cordon et les manches sont nouées au poignet pour voyager en mer. Ce vêtement arrivant à longueur de genou était souvent décoré avec des plumes et des morceaux d'œsophage coloré.
Ik : (aleut) embarcation en peau, ouverte sur le haut.
Ikyak : (pl. ikyan) (aleut) également iqwas (pl. iqyuas) embarcation en forme de canoë faite en peaux tirées sur une structure de bois avec une ouverture sur le haut pour l'occupant. Un kayak.
Kayugh : (aleut) également kayux. Force du muscle. Pouvoir.
Kiin : (aleut) qui ?
Qakan : (aleut) celui là-bas.
Samig : (vieux aleut) poignard en pierre ou couteau.
Shuganan : (origine et signification obscures) se réfère à un peuple ancien.
Shuku : (vieux tlingit) (se prononce choukou) premier.
Suk : (aleut) (également sugh, terminaison muette) parka avec un col droit. Ce vêtement était souvent confectionné en peaux d'oiseaux et pouvait être porté à l'envers ou à l'endroit (les plumes à l'intérieur pour leur chaleur).
Takha : (vieux tlingit) (se prononce tauque-haut) second.
Tugidaq : (aleut) lune.
Tugix : (aleut) grand vaisseau sanguin.
Ugyuun : (aleut) panais ou céleri sauvage (pouchki, russe). Plante utile pour la nourriture, la teinture ou la médecine. Une fois cuites, les tiges pelées ont un peu le goût du rutabaga. La couche externe de la tige contient une substance chimique pouvant provoquer une irritation de la peau.
Ulakidaq : (aleut) une multitude d'habitations, un groupe de maisons.
Ulaq : (pl. ulas) également ulax. Habitation creusée sur le flanc d'une colline, renforcée par des chevrons en bois ou en mâchoire de baleine et couverte de chaume ou d'herbe.
Waxtal : (aleut) désir, pitié.
Les mots indigènes cités ici sont définis selon leur utilisation dans Ma sœur la lune. Comme de nombreuses langues indigènes rapportées par les Européens, il existe différentes orthographes pour presque chaque mot et souvent des nuances selon les dialectes.
TABLE
Avertissement de l'auteur ....................................11
Prologue, 7055 avant J.-C....................................13
Printemps, 7039 avant J.-C ................................21
Fin de l'hiver, 7038 avant J.-C ..........................291
Remerciements ......................................................473
Glossaire des mots indigènes ............................475
Composition réalisée par EURONUMÉRIQUE
IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN La Flèche (Sarthe). Librairie Générale Française - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris. ISBN: 2 - 253 - 14637 - 4
